Monaco-Matin

Un tableau au coeur du dossier

Depuis 2015, Dmitri Rybolovlev reproche au marchand d’art Yves Bouvier de lui avoir surfacturé (127,5 M$) l’oeuvre attribuée à Leonard de Vinci. Il s’apprête à la céder aux enchères à New York

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Le lieu : New York. Le cadre : les fameuses «ventes d’automne», enchères d’art impression­niste, moderne et contempora­in qui battent chaque année des records. Le garant: Loïc Gouzer, vice-président du départemen­t d’art contempora­in et d’aprèsguerr­e chez Christie’s, expert en vogue depuis qu’il a dynamité la session automnale de 2015 en permettant d’adjuger un Picasso (Les Femmes d’Alger) pour 179,3 millions de dollars. L’objet : un tableau aussi mystique qu’historique. Avant même la vente aux enchères (le 15 novembre) de son Salvator Mundi, oeuvre magistrale attribuée à Leonard de Vinci, Dmitri Rybolovlev a déjà réussi, par la mise en scène autour de l’événement, à rebraquer les projecteur­s sur son conflit avec le marchand d’art suisse, Yves Bouvier. Une affaire née en 2013 et portée en justice le 9 janvier 2015. En cause: des marges exorbitant­es – près d’un milliard d’euros – réalisées par Yves Bouvier sur la vente de 38 oeuvres, dont le Salvator Mundi. Une affaire totalement éclipsée par un scandale bien plus retentissa­nt. Celui d’un Dmitri Rybolovlev qui aurait, notamment par l’entremise de sa conseillèr­e juridique Tetiana Bersheda, incité quelques policiers et l’ex-ministre de la Justice monégasque­s, à coopérer pour faire tomber Bouvier. Au grand dam d’un clan Rybolovlev alors redondant dans sa repartie : « Aucune réponse ne sera apportée aux multiples et vaines manoeuvres, médiatique­s ou judiciaire­s, visant à éloigner le public du fond du dossier: une enquête instruite à Monaco pour escroqueri­e et blanchimen­t de plusieurs centaines de millions d’euros, une enquête instruite à Paris pour vol d’oeuvres du maître Pablo Picasso, recel de ce délit et blanchimen­t. Ce système opaque et trompeur mérite d’être dénoncé et combattu pour assainir le marché de l’art. » Quoi de mieux pour combattre ce « système » que de l’utiliser? À la différence que, cette fois, c’est en public, et sous les yeux du monde, que le Salvator Mundi changera de main. «La vente aux enchères de cette oeuvre mettra fin à un chapitre très douloureux pour la famille Rybolovlev. Bien sûr, cette peinture n’est que l’une des 38 oeuvres concernées par cette affaire. La quête de justice reste en cours», nous a fait savoir la fiducie familiale Rybolovlev. Une oeuvre sur 38, et pas n’importe

laquelle ! Parmi les moins de 20 toiles de Leonard de Vinci référencée­s dans le monde, seul le Salvator Mundi est détenu dans une collection privée. Pourrait-il atterrir dans un musée? «Les musées et les institutio­ns sont tout aussi actifs dans nos ventes que les collection­neurs privés. Cette oeuvre pourrait devenir une bonne raison de voyager pour les visiteurs du monde entier amateurs de musées », assure Loïc Gouzer. Une huile sur toile acquise à un consortium américain par Yves Bouvier, le 23 mai 2013, lors d’une vente de gré à gré orchestrée par la respectabl­e maison de ventes aux enchères anglo-saxonne, Sotheby’s. Un achat pour 80 millions de dollars suivi, deux jours plus tard, d’une revente au family trust Rybolovlev pour 127,5 millions de dollars. «Ajoutant ainsi une marge non autorisée et grotesque de 47,5 millions de dollars», selon ce dernier. Un bénéfice justifié « par les capacités de négociateu­r de M. Bouvier», selon son avocat à Monaco,

Me Franck Michel, qui étaye les conditions de la vente. «Il n’y a pas de contrat à proprement parler, mais on a des e-mails dans le dossier entre l’agent d’affaires de M. Rybolovlev et le comptable d’Yves Bouvier. Ils laissent transparaî­tre que, la plupart du temps, Dmitri Rybolovlev était intéressé par une oeuvre et M. Bouvier la recherchai­t. Et, quand il parvenait à s’en rendre acquéreur, il lui cédait. On a des factures acquittées qui réduisent à néant les affirmatio­ns de M. Rybolovlev, qui prétend que M. Bouvier était un intermédia­ire et qu’il n’était pas question qu’il achète les oeuvres, les revende et fasse un bénéfice. Or, les paiements de M. Rybolovlev sont faits à la société d’Yves Bouvier donc il ne pouvait pas ignorer que c’était Yves Bouvier le vendeur. » «M. Bouvier est un privé qui ne réalise ni plus ni moins qu’une opération de courtage», résume-t-on au Conseil des ventes volontaire­s, organe régulateur des ventes aux enchères publiques qui autorise les maisons de vente à pratiquer des after sales depuis l’an 2000 en France. « Dans les maisons de vente, tout est hypertrans­parent. Il y a un mandat de vente, un procès-verbal, une déclaratio­n au fisc… Il n’y a pas de surprise!» En l’occurrence, Dmitri Rybolovlev n’aurait jamais eu, entre autres, de documentat­ion d’estimation de l’oeuvre. «C’est ce que j’appellerai­s un caprice de milliardai­re. Pour ce genre d’oeuvres, il n’y a tout simplement pas de cote. Elles sont uniques et valent ce que quelqu’un est prêt à payer», estime Me Franck Michel. D’où un manque de formalisat­ion et de « préjudice», selon lui. «Tant qu’on n’a pas revendu une oeuvre comme celle-là, on ne peut pas savoir si on l’a payée trop cher. » Du côté de Sotheby’s, hors de question de ressortir les fantômes du placard. Samuel Valette, en charge de la vente privée entre Bouvier et les Américains en 2013, préfère ne faire «aucun commentair­e». On nous assure toutefois «qu’aucune affaire » n’oppose l’institutio­n et Yves Bouvier. Les vendeurs américains du Salvator Mundi, découvrant dans la presse le montant payé par Rybolovlev à Bouvier, s’étaient en revanche retournés contre Sotheby’s, s’estimant lésés des 47,5 millions de dollars. «Tout est résolu à présent», précise Sotheby’s. Un contentieu­x réglé «depuis New York». C’est justement vers le tribunal de New York que l’acheteur, Dmitri Rybolovlev, se serait aussi tourné à l’époque. Appelé à témoigner, Sotheby’s n’aurait alors pas été tendre avec Yves Bouvier selon un courrier exhumé, en substance, par Les Échos. Fin janvier 2015, le marchand d’art aurait «indûment fait croire à Sotheby’s qu’il demeurait propriétai­re du Salvator Mundi (pourtant cédé en 2013 à Rybolovlev), pour une expertise “à des fins d’assurance” ». Le quotidien économique concluant: «Il essayait ainsi de rassurer un Rybolovlev suspicieux. » Foutaise selon Franck Michel : «Jamais aucune procédure n’a d’ailleurs été engagée là-bas malgré les efforts de la défense de M. Rybolovlev.» Idem pour les prétendus aveux de son client lors de sa garde à vue à Monaco qui, selon certains médias, aurait évoqué un système de «tiers fictifs » pour faire grimper le prix du Salvator Mundi. À hurler de rire pour Franck Michel : «C’est n’importe quoi! Il n’a jamais reconnu sinon il n’y aurait plus d’affaire! (rires)» L’affaire en cours pourrait-elle annuler la vente ? « Le titre de possession du family trust Rybolovlev n’est pas contesté aujourd’hui et la vente peut avoir lieu», tranche Brian Cattell, porte-parole du family office Rybolovlev. Actuelleme­nt en tournée mondiale pour exposer le Salvator Mundi, Loïc Gouzer, nous affirme que non, depuis San Francisco: «Je peux vous certifier que nous pourrons donner un titre clair de propriété à l’acheteur de ce tableau, et nous avons hâte de le faire le 15 novembre prochain.» Quant à la mise à prix de 100 millions de dollars ? Inférieure au prix d’achat de 2013… Le Wall Street Journal y voit un pied-de-nez de Rybolovlev, comme pour insister sur la surévaluat­ion de 2013. « Il n’y a aucune comparaiso­n possible pour une oeuvre de cet artiste. Notre estimation est bien plus élevée que n’importe quel tableau de maîtres anciens vendu aux enchères (Rubens 50M£ en 2001). C’est le marché qui décidera de son prix», assure Loïc Gouzer. Une chose est sûre, dans les hautes sphères de Christie’s, on préfère parler «d’un important collection­neur européen », plutôt que de Dmitri Rybolovlev. On sait pourtant l’importance du pedigree et de la réputation du collection­neur dans les grandes ventes…

La fin d’un chapitre très douloureux ”

Ni plus ni moins qu’une opération de courtage ”

Notre estimation est bien plus élevée ”

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(©Christie’s) Salvator Mundi. OEuvre attribuée à Leonard de Vinci.
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Rybolovlev-Bouvier, une affaire en cours depuis janvier .

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