Quand la parole se libère
D’abord, ce chiffre, effarant : écoliers disent être ou avoir été victimes de harcèlement. % ! Dans la moitié des cas, précise le délégué ministériel, André Canvel, il s’agit de harcèlements sévères. De ceux qui blessent, humilient, sapent l’estime de soi. Et parfois provoquent l’irrémédiable. élève sur . Trois par classe ! De sorte que personne ne peut dire qu’il ne savait pas. Rappelez-vous. Tous autant que nous sommes, nous avons un jour été témoins, victimes peut-être, ou – qui sait ? – coupables, de ces petits actes de cruauté ordinaires, coups, vexations, insultes répétées, en classe, à la récré, à la sortie. T’ar ta gueule… Aujourd’hui, c’est souvent sur internet que ça se passe, dans le maquis des réseaux sociaux, derrière l’anonymat des pseudos rigolos. Cyber-harcèlement, disent les experts. Le plus pernicieux, peut-être. Le plus vicieux. De mon temps, comme on dit, le sujet était tabou. On n’en parlait pas. Ni à ses parents, ni aux profs. Peur de passer pour une chochotte. Peur des représailles. Et puis aussi, ce sentiment, intériorisé par les souffre-douleur, qu’au fond, ils doivent bien y être pour quelque chose. Qu’ils sont moches, nuls (on le leur a tellement répété). Des boloss, dirait-on maintenant. A l’époque, on ne parlait pas de harcèlement, on disait « tête de turc ». Et comme on n’avait pas de mot pour étiqueter le phénomène, on faisait comme s’il n’existait pas. L’institution fermait les yeux. Quand un prof vigilant finissait par se rendre compte de ce qui se passait, l’affaire se soldait par une engueulade dans le bureau du censeur et quatre heures de colle. Cela ne sortait pas des murs de l’école. Les choses se sont-elles aggravées depuis ? Difficile à dire. Cela fait dix ans seulement que l’Education nationale s’est saisie du problème, promu « sujet de société ». Elle l’a pris à bras le corps. Enquêtes, statistiques, opérations de sensibilisation. Une nouvelle campagne a été lancée hier, troisième journée nationale de lutte contre le harcèlement, avec un petit film, très bien fait, et un mot d’ordre simple : « Le harcèlement, pour l’arrêter, il faut en parler. » Parler, tout est là. Libérer la parole. Comment ne pas faire, ici, le rapprochement avec l’immense vague de paroles qu’a libérée le scandale Weinstein ? Les faits sont différents. Les mécanismes psychologiques sont identiques. Du côté des dominants, même jouissance de pouvoir, même sentiment d’impunité. Du côté des dominés, même difficulté à dire, parce que ça ne sert à rien, qu’on ne sera pas écouté ; même peur d’être moqué, jugé, d’ajouter l’humiliation publique à une honte qu’on voudrait garder cachée. Et chez les autres, ceux qui savaient mais ne voulaient pas savoir, qui voyaient mais ne voulaient pas voir, même détachement, ou même cynisme : pas de quoi en faire un plat, ça a toujours été comme ça et ça sera toujours comme ça, et puis entre nous, ils (elles) l’ont un peu cherché… C’est ce mur d’indifférence et de fatalisme qui est en train de céder. Cette idée paresseuse qu’on n’y peut rien changer. Que c’est « comme ça ». Alors, bien sûr, quand la parole se libère, ça fait du bruit. Ca peut faire des dégâts. Il peut même y avoir des abus. Les erreurs, les vengeances, les accusations calomnieuses, ça peut exister. Ca existe sûrement. Et c’est terrible. Mais allez sur les sites MeToo, Jen’aipaspeurdeparler et autres balancetonporc (quelle mauvaise formule !), vous verrez que les risques de délation ou de dérapage ont été largement exagérés : ce qui frappe, c’est plutôt la dignité des témoignages, l’ampleur et la gravité du fléau qu’ils révèlent. Et à lire les réponses lubriques, ordurières ou platement machistes qui y fleurissent, vous pourrez mesurer aussi le chemin qui reste pour en finir avec la lâcheté, la connerie et la misogynie ordinaire.
A l’époque, on ne parlait pas de harcèlement, on disait « tête de turc »