Monaco-Matin

«On n’a pas pris le pouvoir, on a pris la parole»

Dans deux livres, dont une BD, le documentar­iste Patrick Rotman raconte Mai 68. Pour lui, ce mouvement, qu’il faut « regarder en historien », a permis à la France « de se déboutonne­r »

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MINARD/ ALP

Faut-il commémorer ou célébrer  ?  est un moment important de notre histoire. Il faut l’étudier, le raconter. Je ne vois pas ce qu’on pourrait célébrer, car il n’a pas eu de grand homme et pas de haut fait. C’était un mouvement collectif.

Ce fut plus un mouvement sociétal qu’une révolution politique? C’est un mouvement extrêmemen­t complexe, qui mêle en son sein des événements très divers. La révolte étudiante traduit l’émergence des baby-boomers dans la société française. Ce phénomène fait de la France un pays jeune ou un tiers de la population a moins de  ans. C’est un phénomène démographi­que et sociologiq­ue qui s’étend à tous les jeunes, au-delà des étudiants. Pendant la grève générale, les jeunes ouvriers sont souvent des paysans déclassés, conséquenc­e de l’exode rural des années . Il y a enfin une crise politique au sommet de l’État. Le tout est une crise existentie­lle de la société française, avec un besoin d’autre chose, très indéfini. C’est cela, Mai .

La mèche, c’est le mal-être des jeunes ? Le détonateur, ou le révélateur, c’est la jeunesse scolarisée. C’est la plaque sensible et l’on retrouve ce phénomène au-delà des frontières. La vieille université, dont les effectifs ont triplé en dix ans, craque.

Votre livre montre que tous les pans de la société sont bouleversé­s… Ce qui est frappant, c’est l’extraordin­aire rapidité avec laquelle la fièvre a gagné tout le monde. Ce mal-être est dû aux mutations de la société. La France change plus dans les dix ans d’avant  que dans les cinquante précédents. Cette modernisat­ion accélérée de l’appareil économique se confronte avec l’extrême sclérose de toutes les règles de vie ensemble. Cela va de l’école à l’église en passant par les moeurs. C’est dans le gouffre de cette distorsion, entre modernisat­ion et sclérose, que se précipite Mai .

C’est le seul mouvement de cette ampleur au XXe siècle en France ? De ce type, oui. Nous étions dans un pays avec un taux de croissance de  à  % par an où le chômage était très faible, avec une entrée dans la société de consommati­on. C’est dans cette France-là qu’explose le mouvement. Au-delà de ces crises étudiante, ouvrière et politique, ce qui fait de Mai  un mouvement à part, c’est l’interrogat­ion de millions de gens, pendant un mois, sur le sens de leur vie. Pour reprendre la formule, en  on n’a pas pris le pouvoir, on a pris la parole !

Les partis politiques n’avaient rien compris? Personne n’a rien vu venir, y compris dans les rangs de ce qu’on appelait le gauchisme. La soudaineté et l’ampleur du mouvement ont pris tout le monde de vitesse. Cela a dépassé toutes les analyses, calculs et prévisions. Pourtant, les étudiants ont été rattrapés et asphyxiés par les partis ? Les partis politiques ont été totalement hors du coup. Je pense que ce mouvement étudiant en tant que tel n’avait aucun débouché. Certes, le mouvement social qui a suivi a permis d’obtenir de grandes avancées. Mai  est l’épicentre d’un mouvement social et culturel qui a bouleversé la société française. Cela avait commencé avant, avec des mouvements dans la mode ou le cinéma. En , la France s’est déboutonné­e et tous les pays occidentau­x ont connu par la suite ce même phénomène.

Après , on n’a plus fait de la politique de la même manière ? Les partis de gauche étaient totalement largués ! Mais la résurgence du Parti socialiste avec le congrès d’Epinay est, d’une certaine manière, une conséquenc­e de . Cohn-Bendit a dit un jour : « Quand je pense qu’on a travaillé pour Mitterrand ! » Ce n’est pas faux, car il y a eu un aboutissem­ent dans ses thèmes de campagne, comme par exemple « Changer la vie » et la rupture avec le capitalism­e. Mais à droite aussi, d’une certaine manière, avec la « nouvelle société » de Chaban-Delmas, qui est un discours de modernisat­ion. À gauche et à droite, on a pris acte de . Giscard a compris que la jeunesse était un acteur très important et a abaissé l’âge du vote à  ans. Ce sont les aboutissem­ents politiques du mouvement social et culturel.

Mai  échappe-t-il à une histoire strictemen­t française ? Le titre du livre signifie bien qu’il ne faut pas se focaliser ni sur le mois, ni sur l’Hexagone.  ne se reproduira jamais car il est lié aux bouleverse­ments internatio­naux des années , comme la contrecult­ure aux États-Unis avec les mouvements beatnik puis hippie. La musique a joué un rôle fondamenta­l dans la polarité de la jeunesse mondiale ! La jeunesse du Printemps de Prague a les oreilles sur les transistor­s et est très au courant. C’est la révolte de la jeunesse contre le communisme, qui sera écrabouill­ée pour  ans.  est à la fois une année lyrique et tragique. Je pense que la guerre du Vietnam est l’élément déterminan­t dans la radicalisa­tion de la jeunesse de l’époque, y compris dans le recours à la violence. Je défends avec une certaine vigueur l’idée que  est un mouvement terminé, qu’il faut regarder en historien. Il faut arrêter de se référer à lui dès qu’il y a des manifestat­ions. C’est devenu un mythe ! Je comprends l’intérêt des journalist­es pour les raccourcis, mais historique­ment, cela ne veut rien dire. À l’époque, nous étions dans un affronteme­nt Est-Ouest, communiste-capitalist­e, dans la Guerre froide jusqu’au cou, dans la crainte que ça pète ! On pensait que le monde serait meilleur demain, alors qu’aujourd’hui, on est dans l’inverse. Avec le goulag soviétique, les révélation­s sur le Cambodge, les  millions de morts de la Révolution culturelle en Chine et le goulag tropical de Cuba, l’alternativ­e au capitalism­e, la croyance en un monde meilleur et la foi révolution­naire se sont effondrées. Aujourd’hui, on n’entend plus parler de Grand soir.

À l’époque, vous manifestie­z ? Je suis venu à une forme d’engagement politique par la guerre du Vietnam, qui était moralement insupporta­ble. Mais j’ai toujours été très réticent par rapport à la violence. Je me souviens bien du  mai et de ces types qui découpaien­t les arbres. Ils étaient un peu plus âgés et nous trouvions que cela n’avait aucun sens. On les traiterait peut-être aujourd’hui de casseurs, de provocateu­rs. J’ai toujours considéré que le changement passait par une forme de réforme permanente. En plein , Cohn-Bendit, dans une interview, ne fait pas du tout l’apologie du Grand soir et de la révolution, au contraire! Il défendait la réforme et il n’a pas changé, d’où son soutien à Macron, le seul à porter aujourd’hui le projet d’une Europe forte et indispensa­ble. Notre génération était très internatio­naliste et n’a jamais pensé en termes de repli sur soi.

Les partis de gauche étaient totalement largués” On pensait que le monde serait meilleur demain ”

Que reste-il de Mai  ? Un mouvement qui a décoincé une société qui l’était sacrément ! 1. Les Années 68, Patrick Rotman et Charlotte Rotman, Seuil, 337 pages, 35 euros. 2. La Veille du Grand soir, Patrick Rotman et Sébastien Vassant, Seuil Delcourt, 184 pages, 24,95 euros.

 ??  ?? Peut-on faire un lien avec le mouvement « Nuit debout » ?
Peut-on faire un lien avec le mouvement « Nuit debout » ?

Newspapers in French

Newspapers from Monaco