«Quand je vois les choses se dégrader, j’ai envie de hurler»
Pour les quarante ans du Mercantour, le parc a missionné Luc Jacquet, réalisateur engagé de « La Marche de l’empereur » pour tourner un film dans la réserve naturelle. Interview
Àl’occasion des 40 ans qu’il fêtera l’an prochain, le parc du Mercantour se fait plaisir. Il a demandé à Luc Jacquet de tourner un film sur le territoire et ses habitants et lui a laissé carte blanche. En même temps, pouvaitil y avoir meilleur choix que ce cinéaste engagé, oscarisé pour la Marche de l’empereur et nommé aux Césars pour Il était une forêt ?
Comment est né ce projet ? C’est une demande conjointe du Parc national et de la fondation Albert II, qui m’ont donné carte blanche. J’ai accepté avec joie. Ce sont des montagnes que j’aime beaucoup, que je connaissais en tant que randonneur.
En quoi consiste-t-il ? Il est un peu tôt pour en parler, mais l’idée, c’est d’accéder à l’âme du parc. On découvrira le Mercantour en suivant un personnage. À travers cette déambulation, on parlera des gens qui y vivent, qui y travaillent, qui le traversent. L’objectif : qu’on ne perde pas cette connexion entre la montagne, les animaux et les habitants. Un enjeu majeur, fondamental sur ces territoires, que j’ai abordés il y a longtemps, en tant que scientifique. Ici, je ne voulais pas faire quelque chose de descriptif, ou un énième reportage, mais utiliser le langage du cinéma pour faire vivre ces personnes et ces lieux.
Comment travaillez-vous ? Je ne sais pas travailler sans voir et ressentir. Pour se confronter au réel, on est venus pendant dix jours, en juin, avec une équipe du parc. Cela a été un résumé du Mercantour au pas de charge, pour comprendre et voir. Puis, on a fait une sélection. C’est arbitraire, bien sûr, mais il fallait choisir les lieux qui me touchaient ou qui me semblaient représentatifs d’une certaine facette du parc.
Et alors, qu’avez-vous choisi ? Il y a évidemment la Roya et la vallée des Merveilles. Mais parce que je suis passionné d’archéologie. On a travaillé sur les zones connues, et moins connues, comme Fontanalbe. Mais aussi sur le lac de Vens et d’autres vallées, comme la Gordolasque qui m’a particulièrement touché. Le Mercantour a des paysages très divers, très hétérogènes. C’est là toute la difficulté : synthétiser sans être réducteur.
Comment fait-on ces choix de cinéastes? C’est une vibration, c’est esthétique. Je n’ai pas d’argument… C’est beau. C’est ce que je recherche en tant que cinéaste. La Gordolasque, par exemple : la première fois, il y avait une énorme brume. C’est ce que j’appelle l’érotisme du paysage. Ces lumières de fin de printemps et les montagnes qui se dévoilent. Puis on est revenus cet été. C’était plus rayonnant, il y avait tous les grands herbivores… Avec cette eau, c’est très cinématographique. Antarctique, forêts tropicales, vous avez l’habitude de tourner en conditions difficiles… Ici, on a eu la chance d’avoir un été indien magnifique. Mais il faut savoir tourner avec certaines contraintes. Comme l’isolement, ou le vent. On a un final avec des drapeaux : il faut savoir saisir le moment, ce que vous offre la nature. Autre exemple : on avait décidé arbitrairement que le flamboiement des mélèzes se ferait à cette période-là de l’année. Et on est arrivés le jour J.
Qualifiez-vous votre travail de « militant » ? J’ai besoin de la nature, de qualité paysagère pour exister. En même temps, quand je vois les choses se dégrader, pour des questions de logiciel interne, par manque de clairvoyance, j’ai envie de hurler. J’ai le sentiment d’être démuni. Pourtant, l’homme colonisateur, c’est fini, il doit prendre soin de son milieu. C’est très difficile de faire prendre conscience de cette appartenance collective. J’essaie avec les fondamentaux : la beauté du monde et la fascination.
On parle de la dépression du monde scientifique… C’est désespérant et il va falloir qu’on réagisse. Les messages d’alerte des scientifiques sont tournés en dérision. Il n’y a aucun signal politique sur des enjeux majeurs comme le climat, le développement durable, la biodiversité… À un moment donné, il faut dire les choses. Le message positif, ça ne fonctionne pas, il faut parler aux gens comme à des adultes. Et ne me faites pas dire qu’on veut revenir au Moyen-Âge, on a des solutions. C’est un choix de progrès et de civilisation. Savoir + Le film sortira l’an prochain, le Mercantour décidera de sa distribution.