Le business complotiste du Niçois qui a créé Wikistrike
En ligne depuis dix ans, il est l’un des sites complotistes les plus populaires de France : enquête sur Wikistrike, qui relaie les théories les plus farfelues L’expert : « Des récits manichéens qui mélangent le vrai et le faux »
Près de 8 Français sur 10 (79 % précisément) croient à au moins une des grandes « théories du complot », et 1 Français sur 3 (34 %) en croient au moins quatre différentes : c’est l’effrayant enseignement d’une étude menée en décembre 2018 par l’Ifop pour le compte de Fondation Jean-Jaurès et de l’observatoire Conspiracy Watch, et publiée le 7 janvier 2019. Comment ces croyances ont-elles pu prendre une telle importance ? Bien sûr, l’explosion des réseaux sociaux a facilité la diffusion à grande échelle des théories les plus farfelues. Mais derrière, c’est d’abord car elles sont relayées par des sites qui ont trouvé là l’occasion d’en tirer des bénéfices financiers, parfois considérables.
« Ce que notre site d’info propose, c’est une sorte de contre-pouvoir » : Alexander Doyle (c’est un faux nom), Niçois de 40 ans aujourd’hui installé en Seine-Saint-Denis, est le « rédacteur en chef » de Wikistrike.com. Son site est l’une des plateformes complotistes les plus populaires de France : 1,2 million de pages vues par mois, une communauté de 60 000 lecteurs fidèles qui suivent ce média depuis une dizaine d’années.
Qu’est-ce qu’on y trouve ? Un peu de tout et de n’importe quoi. Wikistrike regroupe un ensemble de dépêches pompées à l’AFP, au milieu d’une revue de presse pas très exigeante d’autres blogs, tous plus ou moins loufoques. « Rien ni personne n’est supérieur à la vérité » est le slogan du site, dont le logo fait furieusement penser à celui de l’encyclopédie en ligne Wikipedia, le triangle des Illuminati en plus.
« Si les gens y croient, c’est leur problème »
Chez Wikistrike, le copier-coller est d’ailleurs tout un art. La moindre théorie trouvée sur Internet y est recopiée dans la foulée sur le site, sans aucune vérification.
On y trouve des histoires de « foetus utilisés dans la composition du Pepsi » ,des « comètes qui vont causer la fin du monde » (en 2011, donc ça a visiblement raté), tout un tas de papiers sur les aliens ou le sionisme, et quelques billets qui expliquent qu’Emmanuel Macron va « sans doute » faire assassiner Alexandre Benalla, ou « commanditer un attentat », d’ici à « mi-mars » (mais sans trop de certitudes non plus). Mis à part quelques poursuites judiciaires, le site publie ce qu’il veut depuis dix ans.
Même si tout cela semble plus ou moins légal, n’est-ce pas dangereux de présenter aux lecteurs à peu près tout et son contraire, sans aucune déontologie (vérification, mise en perspective, contradiction) ? «Internet est libre, c’est une sorte de contre-pouvoir », défend Alexander Doyle. « Moi, je ne trouve pas ça inquiétant. À la base, c’est une forme de liberté de parler de ce dont les gros médias ne traitent pas, ça n’est pas malsain. C’est aux gens de choisir les articles. S’ils y croient, c’est leur problème », développe le patron de Wikistrike.
Une équipe de complotistes plus ou moins connue
Il n’est pas le seul à gérer ce site « d’info ». Le jour des rassemblements nationaux contre l’antisémitisme, mardi 19 février, on y trouve un article… surprenant : « Instrumentalisation ? Eh non, l’antisémitisme n’a pas augmenté, elle [sic] a même baissé de 70 %. »
Le papier est signé Pierrick Tillet, un militant d’extrême gauche connu sur les réseaux sociaux notamment pour avoir accusé le président LR de la Région Sud Paca, Renaud Muselier, d’avoir trafiqué sa cagnotte pour les forces de l’ordre. Une intox que Nice-Matin avait démentie. On trouve aussi parmi ces pseudo-journalistes Joseph Kirchner, inconnu des bataillons sur Internet, hormis quelques articles sur des blogs où il accuse le gouvernement d’avoir joué un rôle dans l’attentat de Toulouse en 2012.
Des fakes à la chaîne sur la santé, « un sujet qui cartonne »
Wikistrike traite de tous les sujets habituels d’un site d’info : politique, international, culture… et se plante avec constance. Décodex, la plateforme du journal Le Monde qui répertorie les fake news, fait état d’une bonne quinzaine de foirades au compteur de Wikistrike. D’autres sites de « debunkage », ces enquêtes menées sur les fausses informations, font état de dizaines d’autres ragots, théories bancales et mensonges d’illuminés du monde entier copiés-collés sur le site. La santé est l’un des thèmes fétiches de Wikistrike. « La théorie qui marche le plus, c’est celle sur les vaccins, parce que les Français sont très attachés à leur santé », explique le « rédacteur en chef » du site. Interrogé sur le risque de traiter de santé en relayant des théories non vérifiées sur des traitements médicaux sans faire appel à des intervenants qualifiés, Alexander Doyle répond sérieusement que « ça n’a rien de dangereux, on passe juste des messages que les médias ne relaient pas ».
Comme cet article qui explique que « le citron est plus efficace que la chimiothérapie contre le cancer » ou tous les papiers du site qui accusent les vaccins de causer « l’autisme aux enfants », à cause de leur composition à base de « foetus humains ».
Des intérêts financiers à raconter n’importe quoi
Comment expliquer alors que Wikistrike cartonne autant ? Ceux qui croient aux théories du complot ont tendance à croire à beaucoup d’entre elles, et finissent par faire communauté. On parle de « conspiracy mindset », « état d’esprit complotiste », nous explique-t-on du côté de Conspiracy Watch, l’Observatoire français du conspirationnisme. Les lecteurs fidèles de Wikistrike permettent au site de réaliser de belles audiences… et pas mal d’argent. Rien qu’en publicité, ce blog alimenté à peu, voire pas de frais (il n’y a aucun travail d’enquête et la structure n’a pas de locaux) rapporterait selon nos informations au minimum 2 000 euros par mois à son créateur (largement plus pendant les périodes de forte actualité, comme les attentats terroristes par exemple).
Ces revenus sont gonflés par les appels aux dons sporadiques que Wikistrike lance, tour à tour, pour payer ses frais de justice ou pour financer des « fouilles archéologiques » (sans jamais rien trouver). « Il y a de l’argent à se faire, comme dans beaucoup de domaines » assume pleinement Alexander Doyle. Lors des attentats de 2015, seuls 2 % des Français soutenaient l’hypothèse d’une manipulation gouvernementale. En 2018, à propos de celui de Strasbourg, ils représenteraient 10 % de la population. Wikistrike a donc encore de belles années devant lui pour «sefairede l’argent ».
Depuis plusieurs années, différentes études tirent la sonnette d’alarme : les thèses conspirationnistes se développent sur les réseaux sociaux, et les Français y croient de plus en plus. Décryptage avec Rudy Reichstadt, politologue niçois et fondateur en 2007 de Conspiracy Watch, le site de référence sur le sujet.
Qu’est-ce qui fait une théorie du complot populaire ?
Ça n’est pas forcément ni très sophistiqué, ni très romanesque. Généralement, c’est juste une insinuation, une interrogation qui insinue le doute. Les complotistes évitent d’avoir un avis tranché, cela évite d’avoir à affronter une contradiction sur des points précis. Pour qu’une théorie marche, il faut un récit manichéen, avec une puissance obscure malveillante (sionistes, grand capital, médias, lobby pharmaceutique...) qui tire les ficelles. Il faut ensuite mélanger du vrai et du faux. Vous allez parler de choses établies, puis par petites touches impressionnistes ajouter des éléments qui ne sont pas vérifiés, ou tout à fait erronés.
C’est d’autant plus toxique que ceux qui le font sont des virtuoses dans le domaine. Si vous voulez empoisonner quelqu’un, vous ne lui donnez pas un seau d’acide sulfurique fumant : vous lui proposez un bon vin, avec une goutte de cyanure dedans, et il n’y verra que du feu. Beaucoup de théories du complot naissent autour des attentats, et ça évolue d’année en année. Quand on travaille sur le complotisme depuis longtemps, on voit que c’est préoccupant.
Qui est à l’origine des théories du complot ?
Il y a schématiquement deux groupes de personnes. Vous avez des entrepreneurs de politisation conspirationniste, qu’on appelle communément les « théoriciens du complot ». Ce sont des désinformateurs professionnels. Ils ont un intérêt politique, idéologique à attiser cet imaginaire complotiste.
Il y a un aspect économique évident : ils peuvent ouvrir des sites qui rapportent de l’argent avec la publicité, ils font des vidéos YouTube et animent des conférences rémunérées.
Il y a donc une vraie économie du complotisme.
À côté de cela, il y a des gens qui sont intoxiqués par ces produits-là. Vous avez parmi eux des blogueurs, qui se voient comme des « journalistes en puissance » (pas forcément des bons), simplement parce qu’ils ont un smartphone. Après un attentat, ce sont eux qui cherchent à trouver des « incohérences » et à tirer des théories complotistes.
Les moyens technologiques d’information et d’expression que l’on a aujourd’hui changent complètement la donne, puisqu’ils décentralisent et multiplient de manière fantaisiste les croyances conspirationnistes. Ces « apprentisjournalistes » sont galvanisés par leurs découvertes, et font rapidement communauté entre eux.
Qui y croit ?
On a un profil socio-psychologique/ économique qui correspond à des personnes qui, en général, sont moins diplômées, appartiennent à des classes sociales en difficulté. Plus vous avez le sentiment d’avoir raté votre vie, plus vous avez tendance à y croire [c’est l’un des autres enseignements de l’étude Ifop, Ndlr].
Plus vous avez tendance à être sympathisant d’un mouvement populiste, d’extrême gauche comme d’extrême droite, plus vous aurez tendance à être perméable à ces idées complotistes. Comment combattre efficacement les théories du complot ?
Les croyants purs et durs aux théories conspirationnistes, vous n’allez pas du tout les convaincre juste avec un article de « fact-checking » [vérification des faits, Ndlr].
Mais à côté de ces gens qui sont dans une intensité de croyance très forte, vous avez une majorité qui représente un ventre mou plus ou moins réceptif à ce discours. Ces gens ne sont pas fermés à la contradiction. Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles. Ils n’ont pas de problème à écouter des contrepoints critiques. Ce phénomène est-il réellement dangereux ?
Ça pose un certain nombre de menaces sur la santé publique, s’il y a de la désinformation sur les vaccins par exemple.
C’est aussi un danger pour la démocratie : si on ne partage plus la même réalité, on ne peut plus définir ce qu’est le bien commun. Tout cela est aussi corrélé à des discours extrémistes en général. À travers l’histoire, ça a légitimé des passages à l’acte violents, génocidaires ou terroristes.
Comment expliquer le développement très important des théories du complot ces dernières années ?
Internet permet de les diffuser à une large échelle. N’importe qui a la possibilité de devenir vecteur de ces choses-là. Ce qu’il faut comprendre, c’est que plus les gens sont exposés à des idées, plus ils ont tendance à y croire, même inconsciemment : c’est l’effet de vérité illusoire. Le succès contemporain de ces théories du complot, leur influence sur les représentations collectives vient de l’environnement technologique dans lequel on est. Pour s’informer, il y a des gens qui n’utilisent plus qu’Internet… sans forcément suivre des médias traditionnels qui ont une certaine déontologie. Lire Le Monde, ça n’est pas lire la Bible, les journalistes peuvent se tromper et avoir des partis pris ; mais ça n’a rien à voir avec s’informer via un blog anonyme dont on ne connaît ni les méthodes de travail, ni les réelles motivations.
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Les moyens technologiques que l’on a aujourd’hui changent complètement la donne ”
Que penser des « gilets jaunes » qui se disent « questionnistes » ?
C’est un élément de langage commun dans la rhétorique complotiste, ça ne veut rien dire. C’est une manière de se mettre en position de ne pas être contesté, puisqu’on ne pose que des questions. C’est une manoeuvre, pas très courageuse.