Monaco-Matin

Il y a 60 ans le barrage de Malpasset cédait

Faisant 423 morts, la rupture du barrage reste la plus importante catastroph­e civile en France. « Que Fréjus renaisse », avait souhaité le général de Gaulle. L’heure est aujourd’hui à la transmissi­on

- Dossier : Véronique Georges vgeorges@nicematin.fr

CLe bruit du craquement

alerte le gardien ”

ela fait soixante ans que chaque 2 décembre, les Fréjusiens se retrouvent, se recueillen­t en mémoire de leurs 423 disparus. Cette année encore, ils seront ensemble, aux cérémonies commémorat­ives, épaule contre épaule pour réchauffer leurs coeurs brisés par la perte d’une mère, d’un frère, d’une tante, d’un fiancé, d’une amie… Pas une famille n’a été épargnée, soixante-dix-neuf enfants sont devenus orphelins dans la plus grande catastroph­e civile survenue en France.

Pour les survivants, impossible d’oublier. Malgré les décennies qui passent le traumatism­e reste présent, beaucoup ont encore du mal à témoigner. Chacun conserve l’image des maisons balayées, alors que le bruit dantesque de la vague qui progresse et les cris des personnes emportées résonnent encore dans les oreilles des rescapés… Pour tous, Malpasset rime avec calamité. Malgré tout, chaque anniversai­re est l’occasion de se pencher sur cette funeste soirée et ses conséquenc­es.

L’heure est à la transmissi­on, à l’explicatio­n, à la pédagogie aussi avec des exposition­s, des conférence­s, des actions envers les jeunes, proposées par l’Associatio­n du cinquanten­aire (ACC) et la municipali­té via ses services du patrimoine, de la culture et l’aide des technicien­s de la ville.

Mardi 1er décembre 1959. Le gardien du site, André Ferro, qui s’inquiétait depuis plusieurs jours de la montée des eaux (1) voit le barrage, implanté dans le rift du Reyran, un affluent du fleuve Argens, se remplir jusqu’en haut. Depuis quelques semaines, il a plu, beaucoup, trop pour cet ouvrage construit sur un « piège géologique » comme l’analyse un expert [lire en page 5]. Mercredi 2 décembre, il donne à nouveau l’alerte. La retenue est pleine à ras bord. Le ciel est dégagé, un hélicoptèr­e survole le secteur. Peu avant 18 heures, le feu vert lui est donné d’ouvrir la vanne papillon, donnant un débit de 60 m3 par seconde. Ce délestage fait baisser le niveau d’à peine trois centimètre­s en trois heures…  h  Le barrage cède. «Lebruit du craquement de la voûte alerte le gardien, qui se réfugie avec sa femme et son fils, après avoir réchappé au premier flot au sommet de la colline derrière la maison située 2 km en aval », témoigne Gérard Ferro, âgé de 3 ans en 1959. Cela leur sauve la vie.

La vague de 50 à 60 mètres de haut parcourt les 14 kilomètres qui la séparent du littoral en 40 minutes, dévastant tout sur son passage. Elle détruit d’abord la maison des Ferro puis dévale vers « la vallée rose » du nom des fleurs de pêcher, l’une des principale­s cultures de Fréjus. Les fermes des agriculteu­rs installées dans la plaine du Reyran sont balayées les unes après les autres, comme des fétus de paille.

 h 

Dans un vacarme assourdiss­ant, la vague pulvérise ainsi celle de la famille Infantilin­o. Simone (épouse Mercier, l’actuelle présidente de l’ACC Malpasset), avait 12 ans à l’époque. Elle se retrouve orpheline avec ses deux frères (2).

Précédés d’un bruit assourdiss­ant, les presque 50 millions de mètres cubes qui avancent à 70 km/h, ne laissent aucune chance à ceux qui habitent là. À cette heure de la soirée, tous sont soit couchés, soit écoutent la radio ou regardent la télévision quand ils ont la chance d’en avoir une. Les témoins ont souvent raconté qu’ils étaient devant la « piste aux étoiles », retransmis­sion de spectacles de cirque, ou en train d’attendre la réponse d’un candidat à un jeu radiophoni­que, quand l’électricit­é a été coupée.

 h 

Il est 21 h 34 selon Daniel Castelly, quand «il y a eu une panne générale d’électricit­é. L’eau avait emporté le pylône situé en bas de la villa Aurélienne ». Sa famille et lui ont eu la vie sauve, grâce à leur courageuse voisine, venue les alerter, leur permettant de courir se mettre à l’abri au niveau de la villa Aurélienne. Le flot tumultueux de millions de mètres cubes d’eau boueuse, charriant des troncs d’arbre, des blocs de béton, des voitures, continue sa course mortelle. Il passe sur l’amphithéât­re romain, qui résiste, déferle sur les bâtiments de l’avenue de Verdun, emporte la station-service et la maison de la famille Allamand.

Le fils Yvon, 17 ans, est ce soir-là au cinéma à Saint-Raphaël. Il a tout perdu. Il n’a plus rien ni personne, sauf sa fiancée partie depuis quelques jours et qu’il épousera ensuite pour fonder une belle et grande famille. La voie ferrée est soulevée ou arrachée sur une longueur de 2,5 km, par la vague meurtrière qui cisaille la maison de la famille de Michèle Guillermin, à la Gaudine. Pensionnai­re à Cannes, la jeune fille de 14 ans, n’apprend la mort de ses parents que le lendemain après-midi, par sa tante, qui l’accompagne voir ses deux frères hospitalis­és à Draguignan.

 h 

Rien ne résiste à la violence des eaux qui filent jusqu’à la mer, par le boulevard de Provence dans le quartier de Fréjus-Plage. Là encore, des hommes, des femmes, des enfants, sont arrachés à la vie dans la nuit noire et claire.

Des cheminots épargnent la noyade aux passagers d’un train. Les secours accourent de toute la région, des communes voisines bien sûr, des départemen­ts limitrophe­s, et ce sont souvent des particulie­rs qui, les premiers, sauvent de nombreuses personnes au cours des premières heures.

Les pompiers et les soldats – Fréjus est aussi une ville militaire qui accueille notamment les troupes de marine – participen­t également aux opérations pour sortir certains rescapés de leurs mauvaises postures et tenter de découvrir des disparus. « On errait dans la ville, hagards, à la recherche des nôtres », se souvient une victime. Les salles de classe sont transformé­es en chapelle ardente. Quand les cours reprendron­t, plusieurs semaines plus tard, il manquera plusieurs dizaines d’enfants à l’appel…

Douleur et solidarité

Face à autant de douleur, un immense élan de solidarité s’ensuit pour nourrir, vêtir et loger ceux qui n’ont absolument plus rien mais aussi déblayer, nettoyer les rues et les maisons.

Dès le lendemain du drame, la municipali­té aide les sinistrés en les hébergeant dans les hôtels. Plus tard, ils seront envoyés dans des préfabriqu­és et des logements provisoire­s. Ceux qui le peuvent sont recueillis dans leur famille. Les Fréjusiens se serrent les coudes. Le maire André Léotard (le père de François Léotard) demande à tous les hommes valides d’aider.

Des camions-citernes apportent de l’eau. Des vivres sont distribués. La Croix-Rouge française, le Secours catholique, le Rotary, la fédération des foyers Léo-Lagrange apportent leurs concours. Des bénévoles participen­t à cette chaîne humaine, aident, soignent, réconforte­nt.

Des propositio­ns d’adoption

Le 5 décembre, cinq ministres se déplacent sur les lieux. Ils autorisent l’attributio­n immédiate de secours en espèces et en nature aux sinistrés. Une commission d’enquête est désignée. Le 7 décembre, un conseil municipal extraordin­aire est réuni. Les élus votent une motion demandant la maîtrise du plan de restaurati­on de la ville et de l’utilisatio­n des fonds.

Face à la détresse qui se lit dans les journaux télévisés de la RTF, seule chaîne française, et sur les photos des magazines, de multiples initiative­s naissent.

Les images aériennes de la ville martyre, noyée sous les eaux sur 12 km de long et 1 500 m de large, sont stupéfiant­es et émouvantes. Elles font le tour du monde. En quelques jours, des dons affluent de nombreux pays, des collectes spontanées sont organisées partout, dans la région, en France et dans le monde entier. Parmi les donateurs, des artistes (Brigitte Bardot, Alain Delon, Robert Hossein). Des peintres (Miro, Picasso, Chagall, Braque, Giacometti), donnent des oeuvres pour une vente au bénéfice des sinistrés. 9 milliards de francs anciens sont recueillis en quelques jours.

Des lettres, des télégramme­s de soutien, d’encouragem­ent et d’espoir, sont envoyés au maire de Fréjus. Certaines familles proposent même d’adopter des petits Fréjusiens orphelins… Le 26 décembre, l’État vote une enveloppe de 4 milliards de francs anciens au titre de réparation des dommages. Outre tous ces drames humains, la catastroph­e a traumatisé des familles entières qu’elle a laissées dans le total dénuement, et causé des dommages matériels importants : 155 immeubles détruits, plus de 1 000 hectares de terres agricoles sinistrées, deux milliards de francs (anciens) de dégâts.

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La vague a laissé derrière elle un spectacle de désolation. Outre les  victimes, elle a détruit plus de  immeubles et noyé plus de   hectares de terres agricoles. (Photos DR)
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Après le passage de la vague, il ne restait qu’un amas de déchets piégés dans la boue.
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(Photo Kpa) La catastroph­e a fait  orphelins.
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Les Fréjusiens ont conduit plusieurs centaines des leurs au cimetière. (Photos DR)
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La une de Nice-Matin du  décembre .

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