L’aiguillage
Mobilisation en baisse. Moins de grévistes. Moins de manifestants. Des cortèges bon enfant, que les forces de l’ordre se contentent de regarder passer, mains sur les hanches. On ne se serait cru revenu aux manifs d’antan, avant les «gilets jaunes», avant les blacks blocs. Se garder d’en tirer des conclusions définitives. Ce drôle de mardi qui ne restera pas dans l’histoire – un peu comme la portion de plat où on reprend des forces entre deux cols, dans les grandes étapes du Tour de France – ne dit rien de la suite. Cette journée d’action n’avait pour but que d’occuper le pavé entre celle du vendredi et celle de demain, qui suivra le dévoilement par Edouard Philippe de la réforme des retraites. Il s’agissait de « maintenir la pression », comme disent les syndicalistes sans trop y croire : les choses sérieuses se passaient ailleurs. Dans les conclaves au sommet où se décidaient les ultimes réglages d’une réforme aussi simple dans son principe (« un euro cotisé donne les mêmes droits ») qu’anxiogène et complexe dans sa mise en oeuvre, en raison de la diversité des situations de départ. Tout le problème est là. Rédiger non sur une page blanche mais sur un palimpseste, comme on disait au Moyen-Age : un parchemin dont on a effacé à la ponce les écrits précédents. Gratter sans déchirer… L’opération est d’autant plus délicate quand le support a été tellement raturé et surchargé qu’il en est devenu illisible. Quand on a créé au fil des décennies une multitude de cas particuliers (les régimes), certains plus avantageux que d’autres, auxquels les bénéficiaires sont légitimement attachés. Et quand une communication cafouilleuse – laissant entrevoir de réels désaccords au sein du gouvernement – a alimenté la crainte que sous couvert d’équité, la réforme ne cache un coup fourré : travailler plus longtemps pour toucher moins. Clarifier, rassurer : voilà à quoi va devoir s’employer ce midi Edouard Philippe. « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens », dit-on : lourde tâche pour le premier ministre que de faire mentir la maxime attribuée au Cardinal de Retz.
« Il n’y aura pas d’annonces magiques », a-t-il prévenu. Une façon de ne pas se mettre trop de pression. Et en effet, quoi qu’il promette, on peut sans grand risque augurer que les plus opposés au principe même de la réforme – CGT, LFI, etc. – y trouveront des motifs supplémentaires « d’intensifier et élargir la mobilisation » ; tandis qu’à droite on dénoncera la dérobade d’un gouvernement qui n’a pas osé relever l’âge de la retraite. Ce n’est pas eux que Philippe espère toucher. C’est cette large fraction de l’opinion qui balance entre désir d’équité et défiance ; ce sont les syndicats réformistes – CFDT, UNSA, CGC, voire FO – qui sont prêts à faire leur part du chemin pour peu que leurs attentes soient entendues. Après deux ans de réflexion et de concertation, il aura fallu attendre les ultimes arbitrages pour être fixé sur des points aussi essentiels que la date d’entrée en application, les modalités de transition des régimes spéciaux, les compensations pour les enseignants. Et cent autres sujets, d’une décourageante complexité, mais cruciaux pour les initiés. De ces décisions et de la façon dont elles seront « vendues » pourrait bien dépendre la suite des événements. Une grève des transports en commun, possiblement dure et longue, mais qui resterait circonscrite et « gérable » ; ou un mouvement faisant tache d’huile et débouchant sur une crise politique et sociale de type : c’est peu ou prou l’alternative qui se dessine. La France est à l’embranchement. Sur l’aiguillage.
« La crainte que sous couvert d’équité, la réforme ne cache un coup fourré : travailler plus longtemps pour toucher moins. »