Le Maroc les chasse, l'Espagne ne les laisse pas passer
Bloqués sur un kilomètre d'asphalte entre le Maroc et la frontière espagnole, des centaines de retraités français, dont des Azuréens, sont les nouveaux « indésirables », victimes du protectionnisme sanitaire
Alain et Lyliane Bizard sont un peu dans la peau de Tom Hanks, du moins de son personnage dans le film Le terminal ! Mais malgré eux. Et surtout dans la vraie vie. Bloqués comme trois à quatre cents autres Français dans une sorte de zone intermédiaire au Maroc. À Ceuta très précisément. À quelques mètres seulement de leur but : le poste frontière espagnole de Taraja.
« Les Marocains ne veulent pas de nous. Les Espagnols ont fermé leur frontière, raconte Alain, retraité niçois de 67 ans. Les ferrys ont stoppé leur liaison entre le Maroc et L'Algésiras en Espagne. C'est tellement absurde qu'on se dit que quelqu'un en France, au gouvernement, va certainement prendre la mesure qu'on ne va pas pouvoir rester là bien longtemps ». Quand Alain dit « longtemps », cela signifie deux ou trois jours pas plus. Le spectacle de leur exode sans issue est saisissant. Quatre à cinq cents camping-cars, tous immatriculés en France, sont venus buter sur la douane de l'enclave espagnole au Maroc. Situation surréaliste. Ils ne peuvent ni avancer, ni reculer. Tout s'est précipité dans la journée de samedi.
Ces Français en galère sont souvent des retraités. Depuis des années, pour la majorité d'entre eux, ils passent l'hiver au Maroc dans leur camping-car.
Pour Alain et son épouse Lyliane, 64 ans, c'était une première. « Nous sommes arrivés ici mi janvier. On parlait encore très peu des risques de contagion en France. On devait rentrer dans quelques semaines... »
C'est dans la région d'Ouzoud, dans l'Atlas qu'ils s'étaient posés. Le site, avec ses cascades considérées comme les plus spectaculaires du nord de l'Afrique, est sublime.
À 150 kilomètres au nord de Marrakech, le camping qui les hébergeait était essentiellement occupé par des touristes saisonniers comme eux.
« Depuis l'intervention de Macron, lundi dernier, on a senti le comportement des gens du village changer. Imperceptiblement d'abord. Puis chaque jour un peu plus. Au point de s'écarter brutalement sur notre passage. De se boucher ostensiblement le nez et la bouche avec les mains si on s'approchait trop d'eux. Aucune agressivité cependant, mais une forme d'inquiétude lourde et palpable. »
Chassés au Maroc
L'avancée de l'épidémie au Maroc semble encore faible. Les statistiques officielles font état de 115 cas et 4 décès. Le gouvernement n'en a pas moins pris des mesures drastiques. Les blindés de l'armée quadrillent les rues des grandes villes. Les mesures de confinement ont été prises. Les mosquées ont été fermées.
Du coup, Lyliane et Alain ne s'offusquent pas de la réaction des villageois : «Vucequisepasseen France, ils peuvent légitimement se demander si on n'a pas ramené le virus avec nous. On faisait donc très attention à eux. C'était compliqué mais on faisait avec. » Jusqu'à la nuit de samedi où tout s'accélère.
Il est plus de minuit et demi. Les Bizard dorment à poings fermés. On tambourine à la porte de leur caravane. Réveil brutal. C'est l'agitation générale dans le petit camping du moyen Altas. Le maire du village, avec le renfort de militaires de la Garde Royale Marocaine, sort tous les Français de leur lit : « Le ton est pressant, mais reste courtois. Il nous laisse le choix entre rester en quarantaine ici. Dans ce cas, on doit tous immédiatement lui donner les clefs de nos véhicules. Ou quitter le village sans délai. Sur-le-champ. »
Les Français d'Ouzoud prennent alors la situation avec philosophie. D'autant que, dans la journée, une info leur était parvenue, confirmée le dimanche par l'ambassade de France : depuis samedi, 0 heure, le passage entre le Maroc et l'Algésiras en Espagne est exceptionnellement rouvert pendant 48 heures. «On a tous choisi de partir au plus vite. » Plus de cent camping-caristes français prennent sans tarder le chemin de l'exode. Certains forment des petits convois, au cas ou.
Il y a les Bizard de Nice, Bernard et Jocelyne Clappe de la région lyonnaise, les Carcassonnais Alain et Catherine Lebesne, André Robillard, le marseillais, Brigitte et Dominique Chentouf de la région d'Alençon dans l'Orne et les retraités vendéens Keith et Odile Brown. Il leur faudra plus de 10 heures pour parcourir les 850 kilomètres qui les séparent de l'enclave espagnole : « On est tous solidaires. À aucun moment, on ne stresse »
Prisonniers sur un bout d’asphalte
Mais dimanche tard dans la nuit, à l'arrivée à Ceuta, c'est la douche froide. La réouverture exceptionnelle de la frontière a été remise en cause.
Le gouvernement marocain a annoncé que le délai de 48 heures visant à faciliter le retour des touristes étrangers dans leurs pays a été ramené à 24 heures. Le poste de douane espagnol, de toute façon, est fermé. Pire, les ferrys de Transmed et Balearia – qui assurent la courte liaison maritime entre les deux continents – ont tous été annulés, jusqu'à nouvel ordre.
La communauté française est dans la nasse. À Ceuta, jusqu'au poste frontière de Tajaral, une longue file des camping-cars serpente plus plusieurs centaines de mètres. On s'organise comme on peu. « On a des réserves de nourriture, mais pas pour tenir un siècle. Le plus compliqué, si ça dure, ça va être les conditions sanitaires d'évacuation des eaux usées ! » Personne ne peut cependant imaginer qu'une telle situation puisse durer. Tout en comprenant bien, hélas, que la solution ne viendra pas du gouvernement de Madrid. Avant le week-end, l'Association espagnole de la Garde civile (AEGC) exprimait en effet «son malaise », dénonçant « le fait que le passage de véhicules en continu de Ceuta à Algésiras, sans protections » augmentait « le risque de propagation de l'épidémie ». Alain qui suggérait hier qu'on les laisse tous rentrer, quitte à traverser l'Espagne en convoi sous la surveillance de l'Armée, essaie cependant d'y croire.
En affrétant, ces derniers jours, 140 vols spéciaux afin de rapatrier quelque 25 000 Français du Maroc, le Quai d'Orsay avait manifestement oublié le cas de ces centaines de petits retraités français aujourd'hui confinés sur un kilomètre carré d'asphalte entre le Maroc et l'Espagne.