Par Toutatis ! La Gaule pleure le papa d’Astérix
Après la disparition de son complice René Goscinny en 1977, il avait repris le flambeau, seul. Le dessinateur Albert Uderzo, 92 ans, s’est éteint mardi à Neuilly, où nous l’avions rencontré en 2018
C’était il y a tout juste deux ans. Le 21 mars 2018, Albert Uderzo nous recevait chez lui, à Neuilly-sur-Seine. Un hôtel particulier au prestige écrasant. Nul dessin sur les murs. Mais un ascenseur pour rejoindre le bureau-atelier et sa collection de planches originales, maquettes, éditions. Où l’on trouvait aussi des croquis des copains, dont Franquin. Le papa d’Astérix n’était pas du genre à entretenir le culte de la personnalité.
Pas même pour son personnage fétiche, Astérix, né sous son trait de crayon en 1959 après un premier héros, drôle d’Indien celui-là, nommé Oumpah Pah. Pas question, pour ce fils d’immigrés italiens, né en 1927 dans la Marne, où son père menuisier était venu chercher du travail, de se glorifier d’un succès pourtant colossal. Transgénérationnel, surtout. Et mondial. Nous avons tous aimé, aimons encore et aimerons toujours les aventures de l’irréductible Gaulois et de son compère Obélix, « peut-être un peu fort, mais pas gros ».
Idéfix est triste. La planète pleure avec lui. Trente-huit albums à ce jour flirtent avec les 400 millions d’exemplaires.
En 2011, Uderzo avait cédé la garde de ses personnages à Didier Conrad et Jean-Yves Ferri. En faisant savoir qu’il ne souhaitait pas que ses héros survivent à son propre trépas. Conrad et Ferri, pour la petite histoire, avaient baptisé Coronavirus un aurige masqué dans La Transitalique. Le livre le plus vendu en France en 2017, tous genres confondus !
Coup sur la nuque
Uderzo lui-même avait été critiqué en poursuivant la saga, deux ans après la mort de son ami et complice René Goscinny, victime en 1977 d’un arrêt cardiaque pendant un test d’effort. Le dessinateur avait eu raison de reprendre le flambeau. Les lecteurs l’avaient poussé à le faire. « Tout aurait pu cesser par la force des choses. Si le succès n’avait pas été au rendez-vous… » Longtemps, Albert Uderzo a gardé cette fâcheuse impression de « pisser dans un violon » .Cedontilse rendait un peu responsable. «En France, on a beaucoup plus de considération pour celui qui écrit que pour celui qui dessine. Je le ressentais déjà un peu, à l’époque. Mais Goscinny était un frère. Et puis, comme il parlait très bien, moi je me planquais derrière lui. Tout ceci a fait que, lorsque le malheur est arrivé, personne n’a parlé de moi. Les médias ont dit : ‘‘Astérix est mort’’. En plus d’avoir perdu un grand ami, je recevais un deuxième coup de bâton sur la nuque. » S’entendre asséner jour après jour que l’existence d’Astérix venait de s’achever, cela lui devenait insupportable. C’est donc sous la pression des aficionados qu’il a repris son crayon. « On m’attendait au tournant. C’était une sorte de procès. » La critique, au début, a eu la main lourde. « Sauf un papier, au moment de la sortie de mon premier album solo. » Cet article laissait entendre que Goscinny avait probablement écrit le scénario du Grand fossé avant de mourir. « C’était le plus beau compliment que l’on pouvait me faire. »
«Onenabavé»
Mais les choses se sont répétées. Jusqu’à son ultime opus, Le ciel lui tombe sur la tête. Ce divorce avec une partie des journalistes, il avait fini par s’en accommoder. Avec toutefois ce regret : « Ils m’avaient pris en grippe. Alors que moi, je n’ai jamais attaqué personne. »
Albert Uderzo portait en lui une part d’Astérix. Irréductible, résistant. Bagarreur ? « C’est vrai. À partir du moment où je sentais qu’il y avait un désaccord avec des gens de la profession, ça me renforçait. Je me suis montré plus teigneux que si les mêmes avaient été aux anges. Surtout que Goscinny et moi, on en a bavé. »
Dans les premières années, il fallait travailler d’arrache-pied. « Cinq planches par semaine pour alimenter Tintin et Pilote, il fallait suivre ! »
Avec Hergé
Finalement, la célébrité, la fortune. Et, à l’heure où l’on érige la bande dessinée en 9e Art, des records dans les ventes aux enchères. La couverture originale du Tour de Gaule s’est envolée en 2017 à plus de 1,4 million d’euros. Ce dont il était loin de se réjouir. «Je suis tombé le cul par terre. Moi, je n’en ai jamais vendu aucune. Il s’agit soit de cadeaux que j’ai faits [en l’occurrence, à Pierre Tchernia, ndlr], soit de quelques dons pour des oeuvres caritatives. Quand je vois ces prix qui montent, je me dis : ‘‘Bon Dieu, jusqu’où ça va aller ?’’ »
Albert Uderzo se souvenait d’avoir brièvement côtoyé le père de Tintin. « Je me rappelle qu’un jour, nous étions à Lille pour une dédicace à la librairie Le Furet du Nord. Hergé m’avait proposé de déjeuner avec lui. Comme j’avais peu de sympathie pour ce gars-là – maintenant, je peux le dire –, je lui ai répondu que je ne pouvais pas, prétextant un rendez-vous à Paris. J’ai pris ma voiture et je suis reparti. Ce que j’ai regretté par la suite. C’était idiot : j’aurais pu rencontrer ce type et discuter de notre métier. »
Il faut dire que son confrère belge, de vingt ans son aîné, contrôlait d’une main de fer le contenu éditorial de l’hebdomadaire Tintin, son bébé. « J’avais une tête de lard. Je savais l’emprise qu’il avait sur le journal et moi, j’en avais souffert. Je lui en voulais donc un peu. Et puis, Pilote est né deux ans après. Nous avons créé Astérix sans savoir où nous mettions les pieds. »
Fou de Ferrari
Chez Albert Uderzo, du mobilier de style et quelques petits maîtres post-impressionnistes aux cimaises. Rien de fou. Son plaisir à lui, c’était Ferrari. Un véritable tifosi, grand collectionneur et même adepte de courses en amateur. « Mais on jouait gros, hein ! Les sorties de route, ça coûtait cher. Des voitures comme ça, on n’a pas intérêt à les cabosser… »
Sa plus belle ? « Un prototype P2-P3 que l’usine a cédé après l’avoir fait courir. Enzo Ferrari était un homme d’avenir qui ne s’intéressait pas beaucoup aux voitures qu’il avait déjà construites. Il les vendait d’ailleurs assez bon marché. Cellelà, quand j’ai su qu’elle était disponible, je me suis dépêché de l’acheter. Et c’est la seule qui ait brûlé sur circuit ! »
Ne restait que le châssis, sur lequel une carrosserie devait être remontée par la suite. En ruinant la cote du bolide. « J’ai été président du club Ferrari France, j’ai toujours envie de conduire, mais ce serait idiot, à mon âge. » Son ultime Ferrari ne quittait pas le garage. Une FF. « 2+2, quatre roues motrices. Remarquable. Mais j’ai fait quoi… peut-être 5 000 km ? Je me dis que, si la police devait m’arrêter, avec ma canne sur le siège passager, j’aurais l’air cucul la praline. »
La tête froide
Il avait mis du temps à croire au succès. « Est-ce que le prochain marchera autant ? C’était trop beau pour être vrai, les jeunes allaient finir par se lasser. »
Voilà les questions qu’à chaque album il continuait de se poser. Les ventes ont explosé et Uderzo, il y a quelques années, s’était arrêté de compter après 360 millions d’exemplaires écoulés. « Mais l’aisance est arrivée en 1966, je suis né en 1927. J’avais donc quarante ans », voulait-il souligner. Sa vraie fierté était ailleurs. «Mon épouse peut en témoigner, nous sommes mariés depuis soixantecinq ans. À nos débuts, elle me regardait travailler et finissait par aller se coucher dans notre tout petit appartement, d’abord à Eaubonne, près d’Enghien-les-Bains, puis à Bobigny. Je la rejoignais bien plus tard, vers minuit, alors que j’avais parfois commencé à 5 h du matin. Je ne m’en suis jamais plaint. Mais quand j’ai réussi, j’étais content ! »
Albert Uderzo, le jour de l’interview, avait le souffle court et le pas hésitant. Quarante-cinq minutes d’entretien ; probablement une épreuve. Et pas de potion magique pour ce géant de la BD qui emporte son secret avec lui : « Cette recette, j’aimerais bien la connaître… »