L’épreuve des faits
« Surtout ne pas s’encombrer des faits : ils risqueraient de vous influencer », ironisait un de nos maîtres. Ironie d’actualité en ces temps de certitudes définitives et de théories péremptoires. En France, tout finit non par des chansons, mais par des débats idéologiques. « La crise du coronavirus est bien la preuve que... », vous dira-t-on. Les psychologues connaissent bien ce phénomène qu’on nomme « biais de confirmation ». Il consiste à plaquer sa grille de lecture sur l’événement pour en déduire qu’on avait raison. Procédé
épatant qui permet de ne jamais se tromper. À condition, bien sûr, de ne pas subir l’épreuve des faits…
Les collapsologues cachent mal leur jubilation de voir survenir l’effondrement annoncé. À ceci près que la crise que nous vivons n’a rien à voir, de près, ni de loin, avec leurs prophéties apocalyptiques. Et que loin de s’effondrer, le « système » a montré une résilience insoupçonnable en réussissant à se mettre en pause, jusqu’ici sans trop de casse – ce qui, dans l’histoire de l’humanité, n’avait jamais été tenté. Les écologistes expliquent que nous sommes châtiés pour notre ivresse consumériste et notre hubris technologique. Sauf que la pandémie n’est pas née du productivisme débridé mais du croisement de pratiques alimentaires ancestrales avec le culte du secret propre au Parti communiste
chinois. Cherchez l’erreur. Les anticapitalistes incriminent la dictature de la finance folle et le culte de l’argent roi. Quand tous les pays capitalistes ou presque choisissent la vie contre l’économie. Quel démenti ! Les insoumis célèbrent déjà les obsèques du libéralisme. Comme si la Corée du Sud, Taïwan, Singapour n’étaient pas, justement, des fleurons du libéralisme. Mieux, voilà que les mêmes encensent l’efficacité allemande. Mais si l’Allemagne a pu débloquer milliards d’euros pour sauver son économie, c’est qu’elle avait des finances saines.
Et si elle a pu produire en masse tests et masques, c’est qu’elle a préservé sa capacité industrielle grâce à la maîtrise du coût du travail. Bref, l’horrible ordo libéralisme allemand... En face, les libéraux instruisent le procès d’un étatisme centralisé et bureaucratique, forcément myope et poussif. Mais là encore, regardons les faits : comment ne pas être impressionné, et admiratif, devant la capacité de mobilisation d’un système hospitalier en pleine crise de confiance, en conflit depuis des mois avec sa tutelle sur la question des « moyens », et qui a pourtant su mettre ce passif entre parenthèses pour jeter toutes ses forces dans la bataille ? C’est vrai « on » n’a pas vu venir. Ou « on » a vu trop tard. Pour diverses raisons qui seront examinées le jour venu, la vigilance épidémiologique s’était relâchée. Mais qui a vu venir ? Les États-Unis, où dès 2008, un rapport avertissait le président des risques d’une pandémie à coronavirus ? Avec un système de santé décentralisé, mercantile et terriblement inégalitaire, le plus coûteux au monde (9 000 € par an et par habitant, contre 4 200 € pour la France), le pays a tardé à se mobiliser et est en passe de devenir l’épicentre de la pandémie. Se souvenir des rodomontades trumpiennes... Et que dire de la Chine, qui fait aujourd’hui la leçon à la terre entière et vante l’efficacité de sa gestion autoritaire, quasimilitaire, alors qu’il apparaît de plus en plus évident qu’elle a mis des semaines, peut-être des mois à réagir et a camouflé le désastre sanitaire sous la répression et le mensonge d’État ? Peut-être la démocratie et la transparence auraient-elles mieux marché ? Le propre des grandes crises est de bousculer tout : dogmes, croyances, scénarios pré-écrits. Méfions-nous de ceux qui se servent de la crise pour nous vendre leurs catéchismes. Le jour d’après sera un autre jour.