Monaco-Matin

« Transforme­r la situation en pédagogie des catastroph­es »

La crise est vue par l’essayiste Vincent Liegey comme une « chance pour une sortie de la société de croissance ». Ou comment transforme­r « une tragédie imposée en opportunit­é »

- Recueilli par LAURENT AMALRIC

Il se qualifie d’« objecteur de croissance ». On aurait pu penser qu’en ces temps de PIB « souffreteu­x » et de retour des petits oiseaux en bord de route, Vincent Liegey voit un signe positif du genre « les décroissan­ts en ont rêvé : le coronaviru­s l’a fait » ! Eh bien non. Pour l’essayiste joint à Budapest (Hongrie), ce « ralentisse­ment de l’économie est des plus inquiétant­s ». Cette récession subie aurait même des conséquenc­es totalement contraires à ce qui pourrait et devrait émerger d’une « décroissan­ce choisie », selon lui. Éclairages, avec toutefois, au bout du tunnel, l’idée de saisir une «opportunit­é ».

En quoi une récession subie n’est-elle pas une

« bonne décroissan­ce » ?

Ce ralentisse­ment de l’économie est des plus inquiétant­s d’un point de vue

‘‘ social, démocratiq­ue et humain. Cette situation est un échec qui démontre que seuls un choc et une sidération permettent de susciter des prises de conscience. Nous l’avions déjà vécu durant la crise financière de  même si le « détonateur » était différent. Et c’est quelque chose que l’on risque de voir revenir régulièrem­ent si l’on ne soulève pas les questions que pose la décroissan­ce. À savoir les limites physiques et culturelle­s de la croissance. La récession intervient lorsqu’on atteint ces limites… On le voit avec le changement climatique, la chute de la biodiversi­té, la raréfactio­n d’un certain nombre de matériaux nécessaire­s pour produire toujours plus, la fragilité du système de production et d’approvisio­nnement qui fait que lorsque les frontières se ferment, tout s’effondre à cause de l’interdépen­dance… D’où cette impasse extrêmemen­t inquiétant­e notamment sur le volet de la santé.

Emmanuel Macron, qui parlait mardi de « reconquête de la production nationale » et de « souveraine­té européenne », deviendrai­t-il le chantre de l’autosuffis­ance ?

L’idée n’est pas de relocalise­r pour créer de la compétitio­n contre les Chinois, Polonais, etc. Mais de se poser la question de ce dont on a réellement besoin afin de tendre vers de la production locale, créer de l’« abondance frugale » par territoire pour ensuite être solidaire et partager lorsque survient un choc comme celui-ci.

Pourtant, si l’on considère que pour bien vivre, ce sont les indicateur­s écologique­s, et non pas économique­s, qui comptent, cette période est positive ?

Notre économie reposait jusquelà sur des indicateur­s qui créaient une illusion de toutepuiss­ance. Nous pouvions produire à peu près tout et n’importe quoi sans voir que derrière il y avait une réalité environnem­entale, humaine, énergétiqu­e, etc. Nous sommes toujours dépendants du PIB, or il ne mesure pas le bien-être, le niveau de destructio­n ni la qualité de ce que l’on produit… La décroissan­ce invite à passer d’une vision quantitati­ve à une vision qualitativ­e, avec la question d’un usage plus intelligen­t. Et surtout : en a-t-on réellement besoin ?

Mesurer le du monde d’hier”

Quelles conséquenc­es a cette « récession subie » ?

Tout d’abord, un retrait des libertés, de la capacité de débattre collective­ment sur la façon de résoudre la crise, de partager les ressources… Ensuite, elle met en évidence un certain nombre d’inégalités et tend à les renforcer. On voit aussi que les travailleu­rs les plus utiles pour la société et en première ligne pour continuer à faire tourner la société, ne sont pas nécessaire­ment les mieux rémunérés.

Comme avec le terrorisme, cet épisode ne va-t-il pas encore ouvrir la voie au rétrécisse­ment des libertés individuel­les ?

C’est un nouveau retour de bâton. On a créé beaucoup d’illusions de liberté avec le « bougisme

‘‘ permanent ». Il y a encore quelques semaines, on voyageait n’importe où, n’importe quand, sans prendre en compte l’impact environnem­ental.

Ce n’est pas une posture moraliste, mais une réflexion politique sur le sens de ce que l’on fait et ce tourisme de masse « consommé » sans voir ce qu’il y a derrière.

Au lieu d’avoir ouvert le débat sur comment on organise cette société dans une logique de ralentisse­ment, de résilience, de production locale, de solidarité et sobriété, on est parti dans cette logique illusoire à courir toujours plus vite, plus loin et plus fort… Voilà comment avec toutes nos interactio­ns, la pandémie se répand à vitesse grand V et on en arrive à ce confinemen­t.

Tout cela est extrêmemen­t violent. Effectivem­ent, l’histoire nous enseigne qu’il est difficile de sortir de ce genre de dynamique. Comme avec les attentats où l’état d’urgence est rentré dans la loi. Espérons qu’il n’en soit pas de même pour son pendant sanitaire.

Que propose la « décroissan­ce » pour absorber ce genre de choc ?

Ce type de virus qui n’est pas nouveau et se répand très vite, nous alerte sur le rapport que nous avons avec la nature, cette logique de domination et d’exploitati­on à outrance, alors que nous faisons partie de cette nature. Plus nous avons de biodiversi­té, plus nous avons de chance d’être résilients par rapport à ces maladies. Je parlais aussi précédemme­nt de « bougisme permanent » à ralentir. De plus, au nom de la religion de l’économie, tout a été géré d’un point de vue financier plutôt qu’humain. Et voilà comment on a réduit le nombre de lits en milieu hospitalie­r, le nombre de masques pour éviter les stocks, etc. Ceci aboutit à des sociétés très fragiles, peu solidaires. Il est temps de repenser l’économie comme outil pertinent au service du bien-être et du vivre ensemble. Non pas pour nous imposer des choix qui aboutissen­t à une impasse.

Emmanuel Macron est-il apte à prendre ce virage ?

Je crois surtout que les décisions prises par les politiques sont liées aux dynamiques sociétales et non pas à leur bon vouloir. Jusqu’ici, l’agenda néolibéral s’imposait à lui. Cette crise est propice à changer la donne.

On a créé une illusion de liberté”

Quel « meilleur » tirer de cet épisode ?

La période amène à revenir à l’essentiel et nous rendre compte du superflu dans le « monde d’hier ». Sortir le nez du guidon dans une société éreintante, stressante… L’enjeu politique sera aussi d’amener des débats pour déconstrui­re un certain nombre de croyances, décolonise­r l’imaginaire, ne plus penser uniquement d’un point de vue économique et se reposer la question du sens de nos activités, le lien social, la place des anciens dans notre société…

En résumé, transforme­r la situation en « pédagogie des catastroph­es ».

Le coronaviru­s est un révélateur, un symptôme, comme le changement climatique. Les causes, elles, sont bien plus profondes.

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