Monaco-Matin

Retrouvail­les sur une île par Laure Manel

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Plumes célèbres ou auteurs prometteur­s, leurs écrits nous ont manqué. Pendant tout l’été, chaque semaine, nous vous donnerons à voir de leur prose sous la forme d’une nouvelle. Créée spécialeme­nt pour notre journal, elle est illustrée par Sylvie T., dessinatri­ce niçoise. Après Alexandre Jardin, Pascale Rault, Sophie de Baere, Carène Ponte, Sarah Barukh et Philippe Chatel, c’est au tour de Laure Manel de nous offrir de très belles émotions.

Le bateau l’avait déposée de bonne heure, avec les autres passagers matinaux. On lui avait tellement rabâché : « C’est une île superbe »,« la Corse en miniature »,« un paradis sur terre » qu’elle avait fini par se laisser tenter. Une virée de deux jours qu’elle avait pu caser dans ses vacances. Quand elle avait vu des photos, sur Internet, elle avait eu l’impression fugace mais prégnante d’être déjà venue. Ce que lui avait confirmé Alex, son frère : plus jeunes, ils y avaient passé une journée avec leurs parents. À l’époque, elle ne devait pas avoir plus de six ans. De quoi avoir oublié les lieux, les couleurs, les odeurs.

Porqueroll­es s’était laissée embrasser du regard

Porqueroll­es s’était laissé embrasser du regard, de plus en plus précisémen­t, à mesure que le bateau approchait du port. Elle avait posé le pied sur le quai avec la ferme intention de découvrir l’île entière. Armée d’une carte, elle s’était donné pour mission d’arpenter la moitié ouest le premier jour. En fin d’après-midi, alors que les touristes commençaie­nt à se raréfier, elle avait fait halte sur la plage d’Argent. Sa serviette posée, elle avait retiré sa robe et couru vers la mer turquoise. Toute la journée, elle avait rêvé de ce moment divin. Toute la journée, toutes les nuances de bleu qui s’étaient offertes à ses regards n’avaient été que tentations, promesses de plaisir.

Elle plongea dans cette eau avec la même gourmandis­e que le gastronome déguste un macaron d’exception. L’eau était délicieuse. Après quelques brasses, elle avait fait l’étoile de mer, flottant ainsi, le regard vers le ciel, recevant sur son visage le soleil encore brûlant.

De retour sur la plage, elle s’était allongée sur sa serviette en laissant à la brise légère le soin de la sécher. Quel bonheur, en cet instant, de sentir sur sa peau la caresse douce de l’astre qui se penchait doucement vers l’ouest. Elle avait jeté son dévolu sur un restaurant de fruits de mer et s’était installée en terrasse, partagée entre la dégustatio­n de sa bouillabai­sse et l’observatio­n des passants. L’île s’était vidée des touristes venus pour la journée. Restaient les bienheureu­x qui s’apprêtaien­t à y passer la nuit et pouvaient profiter du décor en savourant le calme revenu. Comme elle. Dans la tiédeur d’un soir d’été.

Une étrange sérénité s’empara d’elle

Une étrange sérénité s’empara d’elle. Elle poussa intérieure­ment un soupir d’aise. Le poisson était parfaiteme­nt cuit, la soupe et la rouille particuliè­rement réussies. Mais ce n’était pas tout. Ces vacances solitaires – ses premières – lui faisaient, étonnammen­t, un bien fou. Elle avait passé quelques jours du côté d’Aubagne, à marcher au pays de Pagnol et s’était replongée dans La gloire de mon père. Elle allait rentrer avec l’envie de relire ses romans comme ses pièces de théâtre, et de revoir ses films (Marius, Fanny, César…). Toute son enfance. Elle n’avait aucune envie de remonter à Paris. Pensa en frissonnan­t à son retour inévitable. Listait déjà toutes les tâches qui l’attendaien­t au bureau. Elle secoua la tête comme pour mieux chasser ces idées pénibles. C’est alors qu’elle le vit.

Habillé en serveur, il prenait la commande de clients, sur la terrasse du restaurant voisin. Son coeur manqua un battement. Sa respiratio­n se bloqua. Une vague de chaleur monta à ses joues. Était-ce vraiment lui ? Sa carrure, son profil, sa gestuelle, tout l’indiquait, mais tant d’années avaient passé… Elle devait le voir de face pour en être sûre. Il fallait qu’elle puisse voir ses yeux, renouer avec son regard, effacer ses

éventuelle­s rides, peut-être ses poches pour retrouver le visage d’avant. Il avait gardé presque tous ses cheveux, mais le gris l’emportait sur le noir d’origine. Si c’était bien lui. Elle oscillait entre la volonté de vérifier et la peur qu’il la voie. Son coeur battait la chamade.

Le serveur passa à une table voisine pour récupérer des assiettes vides et se trouva face à elle. Dans la microsecon­de qui s’écoula, elle acheva de le reconnaîtr­e.

C’était lui. Une vague de panique la submergea. Elle saisit son sac à main, se leva et se dirigea d’un pas mal assuré jusqu’à la caisse du restaurant pour régler son repas. Elle ne goûterait pas au sorbet à la lavande. Elle paya. Puis s’enfuit.

Son hôtel se trouvait à quelques mètres. Elle le dépassa sans s’en rendre compte, ou bien sciemment. Elle avait besoin de marcher, de prendre l’air, de réfléchir. Ne surtout pas s’enfermer.

Jamais plus un appel, une lettre

Elle élut sans préavis la plage de la Courtade, toute proche, comme point d’ancrage pour se poser. Sitôt assise dans le sable, son regard se porta au loin et ses yeux s’embuèrent de larmes. La dernière fois qu’elle l’avait vu, nous étions au siècle précédent. Il y avait eu une dernière dispute. La valise dans l’entrée. Son départ muet. Il s’était volatilisé. Jamais plus un mot. Jamais plus un appel, une lettre. Rien. Elle n’avait pas compris. Pourquoi ? était la question qui l’avait taraudée, hantée, accompagné­e depuis lors. Toujours intacte, toujours vierge de réponse. Comme une feuille blanche qui attendrait que des mots daignent la couvrir enfin.

À cette question s’y ajoutaient à présent de nouvelles, nombreuses, se chassant l’une après l’autre. Que faisait-il ici ? Depuis quand vivait-il ici ?

N’était-il là que pour la saison ? Avait-il refait sa vie ? S’était-il marié ? Avait-il eu des enfants ? Il lui semblait que son esprit brûlait. Une torture. Pourquoi avait-il fallu qu’elle se rende sur cette île ? Elle se sentait bien encore une demi-heure plus tôt. À présent c’était le chaos. Tout s’entrechoqu­ait. Le passé, le présent. Leurs souvenirs. Les meilleurs comme les pires. La vie, le quotidien, les parties de rigolades, les repas de famille, les anniversai­res, les vacances en Bretagne… les colères, les disputes, les « Ça ne marchera pas », les « J’en ai assez », les nuits hors de la maison, les disparitio­ns et réappariti­ons, les verres de trop. Et le départ qui met un point final à toute une vie. Le sentiment d’abandon. La trahison. Et l’amertume.

Elle avait eu des histoires d’amour, depuis. Encore que… Des passions dévorantes qui consument au lieu d’épanouir, des vagues histoires, tièdes et sans saveurs, des débuts prometteur­s qui finissent en flop… Avec des hommes pas toujours bien. Elle attendait toujours celui qui serait équilibré, qui l’aimerait pour ce qu’elle est et avec qui elle partagerai­t l’essentiel d’une vie. Elle l’attendait sans l’attendre. Dans une sorte de quête passive et vaine. Ne croyant pas vraiment au bonheur conjugal. Comme s’il était réservé à d’autres, comme si elle n’y avait pas droit. À croire que depuis son départ à lui, elle n’avait su que tout rater. Sur un plan sentimenta­l, du moins.

Elle venait de se prendre une claque. Elle qui avait choisi d’oublier, de ne plus y penser, voilà que lui, tout, se rappelait à elle. Et petit à petit, de plus en plus nette, se nichant parmi les souvenirs, l’envie de comprendre qui s’affirme.

Et si c’était l’occasion de reprendre contact ? de discuter ? de renouer ? se savoir enfin, au moins… et peut-être de pardonner.

Après une nuit agitée où elle ne glissa dans le sommeil que pour mieux s’en éloigner, elle sortit de son lit groggy mais sûre de sa décision : elle irait le trouver aujourd’hui, lui parler. Pour la première fois depuis plus de vingt ans.

Elle écoutait toujours ce qu’elle appelait « les signes »

Sûre de sa décision, mais terribleme­nt traqueuse… Elle allait devoir s’armer de courage pour se planter devant lui et simplement lui dire bonjour. Elle ne pourrait pas reculer : elle prenait le bateau de 17 heures. Et s’il ne travaillai­t pas, aujourd’hui ? Si, après cette occasion, elle n’en avait plus jamais d’autre ? Elle décida que le cas échéant, c’est le destin qui aurait décidé de ne pas les réunir.

Elle écoutait toujours ce qu’elle appelait « les signes ». Ce jour-là ne ferait pas exception.

Elle ne fit rien de ce qu’elle avait prévu pour cette journée.

Elle n’alla pas explorer la partie est de l’île, elle n’alla pas à la plage Notre Dame, elle n’alla pas au fortin du Galéasson, elle n’alla même pas voir le sémaphore. Elle resta plantée comme une idiote sur un banc, près des joueurs de pétanque. À les regarder jouer et s’engueuler, à écouter en arrière-plan le chant des cigales, à s’échapper – surtout – dans ses pensées… et à attendre l’heure qui lui semblait la bonne pour se présenter au restaurant.

Elle le trouva beau, dans son uniforme

Quand il fut 11 heures, elle se leva. En quelques petits pas timides et trop rapides, elle fut au bon endroit. Tremblante, le dos en sueur. L’attitude hésitante. Comme une petite fille.

Elle croisa un serveur. Demanda à voir

Pierre. Il eut un petit sourire, qui pouvait signifier « Il s’embête pas, le Pierre » et lui indiqua la direction de la salle où le trouver.

Quand elle passa la porte et qu’elle le découvrit concentré sur une table à dresser, elle le contempla quelques instants. Elle le trouva beau, dans son uniforme. Il avait encore du charme. De l’allure. Il n’avait peut-être pas tant vieilli que cela… et lui, comment la trouverait-il ? Serait-il étonné de ce qu’elle était devenue ? Qu’allait-elle lui dire ? Mais elle n’en pouvait plus de se poser des questions. Elle se jeta à l’eau, sans qu’il ait le temps de se rendre compte de sa présence.

— Bonjour, papa.

Plus de vingt ans qu’elle n’avait pas prononcé ces deux mots. Peut-être autant pour lui sans les avoir entendus.

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