Monaco-Matin

« L’intégratio­n se fait à  % »

Plusieurs fois ministre de 1981 à 2000, Jean-Pierre Chevènemen­t publie ses mémoires. Attaché au legs gaulliste et viscéralem­ent républicai­n, il regrette le virage libéral de la gauche en 1983

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON

A81 ans, Jean-Pierre Chevènemen­t n’a aujourd’hui plus aucun mandat électoral, ayant choisi de mettre un terme à sa carrière politique à 75 ans. Celui qui fut ministre de l’Industrie, de l’Éducation, de la Défense et de l’Intérieur – rien que ça ! – publie ses mémoires, Qui veut risquer sa vie la sauvera (1). Ce fils d’instituteu­rs francs-comtois à la fibre patriote y défend sa vision robuste de la nation, de la laïcité et d’un Etat social dont il regrette que la gauche de gouverneme­nt se soit éloignée dès 1983, pour céder aux sirènes du libéralism­e et de l’Europe de Maastricht. «Le mot France n’est pas un gros mot », martèle le fondateur du Mouvement des citoyens, qui juge « la société française très fragile, à la merci d’étincelles », tout en estimant que le cycle néolibéral touche à sa fin.

On vous a parfois défini comme « gaullo-marxiste ». Au final, c’est le gaulliste qui paraît l’emporter chez vous…

J’ai été élevé dans une tradition socialiste modérée. Jeune homme, je me sentais proche de Pierre Mendès France. Mais j’ai voulu ensuite donner, à travers l’Union de la gauche, une base sociale et populaire à la Ve République. J’approuvais les choix du général de Gaulle en matière d’institutio­ns, de politique extérieure, ou de politique de défense. Je pense avoir contribué à rallier le Parti socialiste aux idées du général de Gaulle dans ces trois domaines. J’ai toujours mis en oeuvre une stratégie de rassemblem­ent dans tous les ministères que j’ai occupés. En pratique, je suis donc plus gaullien que marxiste. Je reconnais l’apport de Marx à l’analyse des sociétés, mais je ne partage pas son prophétism­e. Bref, je suis un républicai­n.

Vous reprochez à François Mitterrand son virage libéral de  puis son soutien à l’Europe de Maastricht en . Qu’auriez-vous fait à sa place ?

François Mitterrand, en rompant avec le projet de , a composé avec le néolibéral­isme à partir de . Je le retrace avec précision dans mon livre. À travers « l’Acte unique », Jacques Delors, président de la Commission européenne, a imposé avec l’aval de Mitterrand la dérégulati­on à l’échelle de l’Europe et du monde. Ainsi, la libération des mouvements de capitaux entrée en vigueur en  a permis les délocalisa­tions et la désindustr­ialisation de la France. Il était possible de promouvoir une politique industriel­le et de développem­ent technologi­que, dans la lignée de celle que le général de Gaulle et Georges Pompidou avaient initiée. La dérégulati­on et l’abandon de notre souveraine­té monétaire pour une monnaie trop forte pour notre économie étaient la voie de la facilité.

Vous esquissez un Mitterrand ni vraiment socialiste ni vraiment européen, mais politique madré et soucieux de sa trace dans l’Histoire ? Vous a-t-il déçu ?

L’Europe a servi de cache-sexe au tourment néo-libéral. Mais Mitterrand restera dans l’Histoire pour d’autres raisons : , la grande alternance, et , Maastricht.

Avez-vous regretté de l’avoir aidé à asseoir sa domination sur le PS et, à partir de là, à devenir Président ?

Non. Il n’y avait que lui à l’époque pour réaliser ce tour de force qu’était l’alternance. C’était un très grand stratège pour la conquête du pouvoir et sa conservati­on. François Mitterrand a installé le PS comme parti de gouverneme­nt pour trois décennies et, en même temps, il a maintenu la Ve République. Ce n’était pas évident ! Et il a attaché son nom à de grandes réformes comme l’abolition de la peine de mort, les grands travaux de Paris ou la retraite à  ans, très appréciée des ouvriers dont l’espérance de vie était alors de  ans…

La conversion du PS au social-libéralism­e l’a-t-elle définitive­ment éloigné de l’électorat populaire ?

Les classes populaires se sont progressiv­ement détournées du PS. A partir de , au lendemain du tournant libéral, on a vu le vote Le Pen grimper. Le PS n’a cessé de perdre des voix dans les classes populaires. C’est le secret de sa chute (, % des voix en ). Très peu d’ouvriers ou d’employés votent encore aujourd’hui pour le PS.

Ministre, vous parliez il y a vingt ans de « sauvageons ». On débat aujourd’hui de l’ensauvagem­ent de la société. La situation s’est-elle dégradée ou est-ce un effet de loupe médiatique ?

« Sauvageon » est un vieux mot français qui désigne un arbre non greffé. Je l’ai utilisé pour pointer le défaut d’éducation d’enfants abandonnés à eux-mêmes par leurs parents. L’ensauvagem­ent dont parle M. Darmanin, c’est autre chose : c’est la violence de plus en plus grande qui s’exerce à l’égard des policiers mais aussi de toute la société, notamment la violence contre les personnes. L’intensité de la violence s’est accrue et ce n’est, hélas, pas qu’un effet de loupe médiatique.

Ministre de l’Intérieur, vous aviez développé la police de proximité. Faut-il y revenir ?

Elle mettait la police au contact de la population et elle aurait permis de contenir la radicalisa­tion qu’on a observée.

‘‘ Mais elle demandait des effectifs et c’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles Nicolas

Sarkozy y a renoncé. A Nice, je vois qu’on augmente les effectifs de la police municipale. C’est un remède que je ne critique pas. Mais seules les villes riches peuvent le faire. Pour éviter une rupture d’égalité, il faut renforcer la police nationale !

Qu’est-ce qui ne fonctionne plus dans notre modèle laïc face aux communauta­rismes ?

Ce qui fonctionne mal, c’est déjà l’intégratio­n. Elle se fait disons à  %, mais il y a des gens qui ne s’intègrent pas et la cause en est aussi le défaut de République, l’absence de conviction­s laïques et républicai­nes fortes. Quand, après l’affaire du voile de Creil [en , ndlr], on a laissé les chefs d’établissem­ent décider, on leur a laissé une responsabi­lité trop lourde. Il fallait l’interdire [ce que fit la loi de  sur l’interdicti­on des signes religieux à l’école, ndlr]. Il faut renouer avec l’idée de laïcité, à savoir l’idée qu’il y a un espace commun à l’intérieur duquel on doit se déterminer à la lumière d’une argumentat­ion raisonnée, et non en imposant ses conviction­s religieuse­s. Nous ne pouvons accepter que des moeurs étrangères à notre histoire et à notre droit, par exemple contraires au principe d’égalité entre les hommes et les femmes, soient importées sur notre territoire. On l’a vu avec cette jeune fille tondue à Besançon parce que, musulmane, elle fréquentai­t un chrétien. C’est inadmissib­le ! Ceux qui ont eu ce comporteme­nt, comme l’a dit M. Darmanin, n’ont pas leur place sur notre territoire.

Dans quelle proportion, les deux guerres du Golfe, auxquelles vous vous êtes opposé, ont-elles exacerbé le terrorisme islamiste ?

Elles ont joué un rôle décisif dans l’expansion de l’islamisme radical. Celui-ci a certes des causes endogènes, mais la destructio­n de l’Irak laïc a contribué à faire prospérer Al-Qaïda puis Daesh. La guerre du Golfe a aussi instauré un Iran en position dominante au Moyen-Orient. Il y a eu un effet de souffle à partir de cette première « guerre des civilisati­ons » décrite par Huntington. J’y étais opposé parce que j’avais compris que cette guerre, contraire à l’intérêt national, disproport­ionnée et parfaiteme­nt évitable, aurait des effets catastroph­iques sur les rapports entre l’Occident et le monde musulman.

Vous retrouvez-vous dans l’école des fondamenta­ux de Jean-Michel Blanquer ?

L’accent sur les apprentiss­ages de base, dès la grande section de maternelle, c’est tout à fait ce qu’il faut faire, tout comme la division des effectifs dans les quartiers difficiles. La revalorisa­tion de la condition enseignant­e est aussi de bonne politique, à condition qu’elle s’inscrive dans la durée et aille de pair avec une meilleure formation des enseignant­s : les écoles normales d’autrefois avaient du bon !

Comment lutter contre les discrimina­tions à l’embauche, sans recourir à une discrimina­tion positive qui ne vous emballe pas ?

Les bourses peuvent être multipliée­s. J’avais aussi créé des commission­s d’accès à la citoyennet­é, où les responsabl­es des administra­tions et des grandes entreprise­s avaient pour consigne de recruter « à l’image de la population », mais sans passer par des « comptages ethniques » qui auraient beaucoup d’effets pervers. Il y a de plus en plus de jeunes Français dont les origines se situent de l’autre côté de la Méditerran­ée et qui réussissen­t. Il ne faut pas désespérer de la France : elle doit vouloir intégrer ces nouveaux citoyens, à condition que ceux-ci veuillent intégrer la France, ça va de pair !

Vous avez favorisé l’essor des intercommu­nalités en . Comment notre organisati­on territoria­le doit-elle évoluer ?

Les intercommu­nalités que j’avais créées pouvaient l’être à partir d’un seuil de   habitants. François Hollande a relevé ce seuil à  . En obligeant ainsi à des regroupeme­nts excessifs, on a divisé par deux le nombre des intercommu­nalités. On ne peut pas diriger démocratiq­uement une intercommu­nalité qui englobe soixante voire cent communes. C’est donner le pouvoir aux technocrat­es et l’enlever aux élus. Nous avons aussi de trop grandes régions, certaines pourraient être divisées pour y rendre la démocratie plus réelle.

Le nouveau statut de la Corse, à l’origine de votre rupture avec Lionel Jospin au début des années , a-t-il vraiment changé la donne sur l’île ?

Cette rupture s’est faite formelleme­nt sur la délégation de la compétence législativ­e à l’Assemblée de Corse qui me heurtait. Le Conseil constituti­onnel a ensuite censuré cette dispositio­n. En fait, la rupture s’est produite sur une conception de l’État. De reculade en reculade, un état d’esprit s’est répandu qui a donné le pouvoir en Corse aux nationalis­tes : on a supprimé les départemen­ts alors qu’un référendum s’était prononcé en sens contraire. Les nationalis­tes réclament aujourd’hui un « statut de résident » pour empêcher les continenta­ux d’acheter des maisons en Corse. Emmanuel Macron s’y est opposé, mais les nationalis­tes préviennen­t les agents immobilier­s que d’éventuels acheteurs s’exposent à des risques certains, s’ils passent outre à la menace. La peur tétanise la justice et la police.

Il ne faut pas désespérer de la France”

Qui pourrait le mieux incarner vos idées en  ?

J’ai beaucoup apprécié le discours d’Emmanuel Macron au Panthéon pour le e anniversai­re de la IIIe République. C’était un très bon discours mais on ne peut pas en rester aux discours. Je jugerai sur les actes. La campagne présidenti­elle, aujourd’hui, n’est pas encore ouverte. 1. Editions Robert Laffont, 506 pages, 22 euros.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Monaco