« Les crises sont toujours suivies d’une période de croissance »
Le chroniqueur économique François Lenglet, tout en s’effrayant de la facture de l’hyperdette, veut croire qu’un monde plus prospère et plus juste émergera de la crise et de la fin du cycle libéral
Quoi qu’il en coûte. Le chroniqueur économique François Lenglet a fait de la formule macronienne le titre de son dernier livre (Albin Michel). Il y décrypte notamment l’accélération de la fin du cycle libéral.
La crise sanitaire, estimez-vous, ne fait que précipiter des évolutions économiques déjà à l’oeuvre…
En effet. Nous arrivons au terme d’un long cycle libéral démarré à la fin des années soixante-dix et qui a entamé son déclin lors de la crise de . La crise sanitaire accélère la fin de ce cycle au plan idéologique. Elle amplifie des évolutions puissantes qui étaient engagées de façon plus ou moins silencieuse.
Quelle ampleur va prendre le retour à l’État-providence ?
Chaque pays l’adaptera en fonction de son histoire, de la demande politique, de ses finances. Mais deux phénomènes se substituent au laisser-faire et au tout-marché : le retour de l’État au coeur de la vie économique et celui des frontières. Il y a eu le Brexit, il y a eu Trump, des tarifs douaniers sont mis en place et, même en Europe, se dessine la volonté de rétablir une souveraineté collective vis-à-vis des autres grands blocs commerciaux.
« Le revenu universel, écrivezvous, Benoît Hamon l’avait rêvé, Emmanuel Macron l’a fait. » Est-ce une solution pérenne ?
C’est une boutade. Le revenu universel voulu par Hamon était inconditionnel, alors que nous assistons à des indemnisations de personnes privées de travail et de revenus. C’est transitoire, pour la bonne raison que cette aide n’est pas financée, sinon par la dette. Ce n’est pas viable sur le long terme. Cela dit, les esprits vont s’habituer à ce que les victimes de telles situations soient aidées par une redistribution de la richesse, ce qui existe d’ailleurs déjà à travers le système d’allocations développé depuis cinquante ans en France.
Nos impôts servent-ils trop aux allocations et pas assez à investir ?
Oui. La redistribution a dévoré les possibilités financières de l’État et l’on se retrouve face à un paradoxe : nous sommes les champions du monde de l’impôt mais nos services publics sont, du moins pour certains, relativement médiocres quant à leur présence sur le territoire et aux services rendus. On se demande où passe l’argent. En réalité, il revient aux Français par la redistribution. La France est en tête des dépenses sociales dans les pays de l’OCDE. Elles s’élèvent à % de notre PIB, dont un gros tiers pour les retraites.
Notre système de santé, en particulier, est-il trop généreux ?
Non. Mais on met beaucoup d’argent dans la machine et cela n’empêche pas les soignants, en période de crise, d’être débordés, faute de moyens suffisants. Les comparaisons entre la France et l’Allemagne montrent que pour le même personnel soignant, nous avons bien plus d’administratifs. La vraie question est celle de l’efficacité de la dépense, plus que de son montant global.
Les impôts de production sont-ils vraiment trop lourds en France ?
Là aussi, quand on fait des comparaisons internationales, on voit qu’ils sont pénalisants pour nos entreprises. Ils sont à payer avant le premier euro de chiffre d’affaires et dissuadent la création d’entreprise. On a besoin de recettes fiscales, mais on n’est pas tenu de prendre les plus bêtes. Un correctif est d’ailleurs engagé puisque, dans le plan de relance, figurent dix milliards d’euros d’allégement des impôts de production.
L’hyperdette fait-elle planer un risque de crise financière ?
À force de créer de l’argent de façon importante, on s’expose à ce risque. Il faudrait équilibrer dépenses et recettes. Or, je ne vois pas comment on pourra expliquer aux citoyens que, tout d’un coup, il n’y a plus d’argent, alors qu’on a trouvé des dizaines de milliards du jour au lendemain. En zone euro, la monnaie est gérée par une coopérative, la Banque centrale européenne (BCE). À un moment, il y aura une explication avec nos partenaires, quand les pays du sud auront besoin du maintien des aides, compte tenu du délabrement de leur économie, et que les pays du nord diront « ça suffit ». Si la BCE suit les pays du nord, ceux du sud seront asphyxiés. Si elle suit ceux du sud, elle prendra le risque de créer une crise et que la stabilité de la zone euro soit compromise.
L’autre issue, ce serait de pouvoir dévaluer, donc de sortir de l’euro ?
Je ne pense pas, du fait du coût faramineux que cela représenterait. Nous sommes dans un système très intégré. Plus que la France, l’Italie a pas mal souffert de l’euro. Elle se paupérise à grande vitesse au sud de Rome. La problématique est la même pour l’Espagne ou la Grèce… Mais on imagine mal ces pays reprendre leur indépendance monétaire sans créer des troubles assez graves. Il va falloir s’habituer à des différences de croissance au sein de la zone euro. Aujourd’hui, les pays les plus compétitifs attirent à la fois l’argent et les ressources humaines les plus qualifiées. On se prépare à une vaste zone sans autre activité que le tourisme au sud de l’Europe. On voit déjà les jeunes qualifiés des pays du sud aller travailler en Allemagne et les retraités des pays du nord passer leur villégiature au sud.
Existe-t-il un risque réel pour les épargnants de perdre ce qu’ils ont mis de côté ?
Il existe. À moyen terme, on ne sait pas comment vont évoluer les prélèvements fiscaux. La rémunération des livrets A à , % est déjà une forme de spoliation, mineure, des épargnants. Un autre risque est lié à la bulle spéculative et à la crainte d’un choc monétaire.
Le protectionnisme, la réindustrialisation, ce sont des perspectives viables ou des chimères ?
Il y a une partie de chimère.
On ne fera jamais revenir les usines de tee-shirts… C’est possible avec la robotisation, mais dans ce cas, il faudra des emplois à haute valeur ajoutée pour fabriquer les robots qui fabriqueront les tee-shirts. Il est illusoire de croire qu’on fera revenir les emplois peu qualifiés de l’industrie. En revanche, on peut faire venir des emplois qualifiés grâce à la robotisation des tâches répétitives et la localisation des industries modernes : pharmacie, électronique, etc.
L’innovation technologique estelle au final créatrice d’emplois ?
Oui. La technologie a détruit des emplois à toutes les époques, mais le bénéfice de productivité qu’elle procure est supérieur à ses effets destructeurs. Quand on a inventé le métier à tisser, on a détruit des emplois de tisserand, mais comme le prix des vêtements a baissé, on a créé force magasins et emplois de vendeur. Les effets les plus importants sont souvent invisibles. C’est l’aspect positif de l’épidémie : elle va libérer une réserve de productivité. La question, politique, est de savoir ce que l’on va en faire. Va-t-on s’en servir pour financer une allocation universelle, baisser le temps de travail, financer la fin de vie ?
Le temps de travail est-il voué à diminuer encore ?
Oui. C’est un mouvement séculaire. Pas forcément avec le maintien du salaire comme en , car nous n’avons plus les gains de productivité suffisants pour diminuer le temps de travail, augmenter les salaires et baisser les prix. Il faudra des arbitrages. Par exemple que le consommateur paie un peu plus, en contrepartie de davantage de temps libre ou de plus de gens au travail.
Dans le monde de repli qui vient, l’économie touristique va-t-elle devoir se réinventer ?
La propension à voyager n’est pas près de s’arrêter. Il faudra bien sûr reformater l’offre de tourisme. Celui de masse, avec son aspect foule, va probablement reculer. Mais des régions qui ont autant d’atouts que la vôtre garderont un attrait important. La question est de savoir comment élever en gamme les emplois et attirer une clientèle plus aisée. C’est un peu le sujet pour la France en général.
Vous faites le parallèle entre la Chine actuelle et l’Allemagne de la fin XIXe siècle ? Faut-il craindre une guerre mondiale ?
On est revenu dans le monde de la confrontation entre grandes puissances. La coopération mondiale connue entre et est terminée. On peut avoir des conflits locaux assez forts. Ils seront toutefois contrebalancés par un sentiment d’appartenance à la Terre, lié à la lutte mondiale contre le virus et le changement climatique. Le nationalisme est néanmoins présent et la logique dominante sera l’affirmation des volontés de puissance. Notamment entre les États-Unis et la Chine, qui entrent dans une phase de confrontation, en particulier autour du point de friction de Taïwan, pour des raisons stratégiques et technologiques, puisque c’est devenu le centre de production mondial du silicium.
Quels effets la crise aura-t-elle sur la présidentielle de ?
Elle a obligé Macron à changer de pied. Il tentera sans doute de trouver un compromis entre protection et liberté, pour ne pas abandonner ses réformes, dont celle des retraites. Face à cela, il y aura une offre alternative avec deux pôles qui se ressemblent pour partie, La France insoumise et le RN, pour plus protection, de souveraineté, de redistribution, de francitude. Entre Macron et ce pôle qualifié de « populiste », les formations historiques peinent à se replacer. Macron a dévoré l’espace politique de la droite et la gauche libérale est morte, pour le moment. Elle ne donne plus le sentiment d’être en prise avec l’air du temps. Les partis classiques paient très cher de ne pas avoir voulu entendre les électeurs sur les frontières, l’immigration, l’ordre, la relocalisation.
‘‘ L’épidémie va libérer une réserve de productivité”
Vous êtes plutôt optimiste sur la sortie de crise, malgré tout ?
Oui. Les crises précédentes ont duré une vingtaine d’années. Nous ne sommes plus très loin des trois quarts de celle-ci. Et si l’on regarde l’histoire, les crises sont toujours suivies d’une longue période de croissance. Les transformations produisent des dégâts au début, puis on les apprivoise. Il est même possible que les inégalités diminuent et qu’on assiste à un rééquilibrage de la rémunération entre le capital et le travail.
PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON