Monaco-Matin

L’ORDRE FACE À LA MORALE

Un rapport sur les droits et libertés remis au Prince Ces erreurs du passé qui poursuiven­t des Monégasque­s

- PROPOS RECUEILLIS PAR JOËLLE DEVIRAS

Indépendan­ce, impartiali­té, neutralité, compétence, discrétion, intégrité,... Il en faut des valeurs et du talent pour être Haut Commissair­e à la Protection des Droits, des Libertés et à la Médiation. Et depuis 2014, une première et jusqu’à maintenant unique personne incarne la fonction : Anne Eastwood. Elle oeuvre en marge de toutes les institutio­ns et n’a de compte à rendre qu’à un seul : le Prince.

Dans un rapport qu’elle a transmis au Souverain et qu’elle vient de rendre public, elle récapitule ses trois dernières années d’exercice et met l’accent sur les résultats obtenus mais également sur certains blocages persistant­s dans son dialogue avec le gouverneme­nt.

Selon votre rapport qui couvre les années  à , vous parvenez à régler les problèmes des administré­s les trois quarts du temps. Faut-il croire qu’il s’agit parfois seulement d’un petit coup de pouce pour débloquer une situation ?

C’est très variable en fait. Certains dossiers sont simples à régler. D’autres sont plus complexes et peuvent donner lieu à une instructio­n longue, parce que l’administra­tion n’a pas d’obligation de délai pour nous répondre et qu’il est rare que nous obtenions d’emblée toutes les informatio­ns demandées. Si nous parvenons malgré tout à résoudre la majorité des situations, c’est toujours au prix d’efforts considérab­les. Nous continuons souvent de nous heurter à un manque de collaborat­ion loyale et transparen­te des autorités, en particulie­r dès lors que sont en jeu des aspects de police administra­tive.

C’est-à-dire ?

Dans tous les dossiers qui concernent l’Intérieur ou la Sûreté Publique, nous avons beaucoup de mal à obtenir des réponses et n’arrivons quasiment jamais à avoir accès des pièces. Or, ce type de dossiers représente, selon les années, entre un tiers et la moitié des réclamatio­ns qui visent l’administra­tion gouverneme­ntale. Alors même qu’il s’agit du domaine le plus susceptibl­e d’être attentatoi­re aux droits fondamenta­ux, nous n’avons que très peu de moyens d’intervenir efficaceme­nt aujourd’hui.

Un exemple ?

Un certain nombre de décisions, telles que la délivrance ou le renouvelle­ment des permis de travail, des cartes de séjour ou des autorisati­ons économique­s d’exercer, sont conditionn­ées à une notion de « bonne moralité ». Cette notion est évaluée au travers d’une enquête administra­tive. Les fichiers de police sont interrogés. Et les délais de conservati­on des données dans ces fichiers sont extrêmemen­t longs :  ans pour les délits,  ans pour les contravent­ions. Dès lors qu’une personne a eu affaire à la police ou à la justice à quelque titre que ce soit, on peut donc lui opposer un défaut de moralité, y compris longtemps après les faits, pour lui refuser ou lui retirer certains droits.

La moralité… c’est très subjectif !

Exactement. Et alors qu’il faudrait toujours apprécier cette notion de façon relative, par rapport à l’objet de l’autorisati­on sollicitée et à la nature et la gravité des agissement­s reprochés, aujourd’hui force est de constater que le couperet administra­tif tombe de façon quasi systématiq­ue, même pour des faits anciens et isolés. Avoir un casier judiciaire vierge ne suffit pas car même quand les condamnati­ons ont été effacées par l’amnistie ou le temps écoulé par exemple, l’administra­tion continue de les prendre en compte. C’est une double peine qui peut à juste titre être ressentie comme très injuste, particuliè­rement lorsque cela concerne des nationaux ou des enfants du pays qui peuvent se retrouver durablemen­t empêcher de travailler à Monaco.

Faut-il craindre de voir ressortir des erreurs de jeunesse ?

Ici, on ne connaît pas le droit à l’oubli administra­tif. C’est particuliè­rement insupporta­ble quand ça touche des jeunes adultes qui ont commis des infraction­s alors qu’ils étaient encore mineurs. Par principe, les condamnati­ons prononcées durant la minorité n’apparaisse­nt pas à l’extrait de casier judiciaire accessible aux administra­tions, justement pour préserver les chances d’insertion sociale et profession­nelle de ces jeunes. C’est la loi qui le prévoit mais à Monaco, l’administra­tion continue d’interdire sur cette base à de jeunes adultes de travailler à de nombreux postes. Y compris des Monégasque­s qui peuvent se retrouver empêchés d’intégrer la fonction publique. C’est une dérive qui est profondéme­nt choquante.

Vous n’arrivez pas à vous faire entendre du gouverneme­nt sur ces sujets ?

Le Haut-Commissari­at plaide depuis plusieurs années pour que la « moralité » soit appréciée de façon plus juste et proportion­née au regard des conséquenc­es qui en découlent sur la vie des personnes. Mais pour l’heure, nous en sommes réduits à un constat d’impuissanc­e.

Est-il plus facile de trouver une issue par la voie judiciaire ?

Il s’agit d’un domaine où l’administra­tion dispose d’un pouvoir d’appréciati­on discrétion­naire. En cas de recours, le Tribunal suprême n’exerce qu’un contrôle restreint de légalité et ne s’accorde pas le droit, encore aujourd’hui, d’examiner les décisions sous l’angle de la proportion­nalité. Mais la proportion­nalité est un principe fondamenta­l de l’État de droit, c’est pourquoi nous estimons que l’administra­tion devrait le prendre spontanéme­nt en compte. Dernièreme­nt, les tribunaux judiciaire­s ont pris sur eux de prononcer des réhabilita­tions au plan pénal pour interdire à l’administra­tion de continuer à se prévaloir de condamnati­ons anciennes ou amnistiées.

‘‘ Nous continuons souvent à nous heurter à un manque de collaborat­ion loyale et transparen­te des autorités”

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 ?? (Photo Studio Phénix) ?? Anne Eastwood, Haut Commissair­e à la protection des Droits, des Libertés et à la Médiation.
(Photo Studio Phénix) Anne Eastwood, Haut Commissair­e à la protection des Droits, des Libertés et à la Médiation.

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