Monaco-Matin

Comme une descente aux enfers

- J.-F. ROUBAUD

Cet automne, elle a failli commettre l’irréparabl­e. Samu, urgences, hospitalis­ation... Sauvée, mais désormais sous cachets. « A 19 ans, gober des anti-dépresseur­s et des régulateur­s d’humeur, ce n’est pas ainsi que je voyais ma jeunesse... ». Malgré un look rock, piercing et lunettes rondes à la John Lennon, Tracy est une étudiante concernée. Boursière au mérite. Loin de l’image post-soixante-huitarde de l’étudiant insouciant, rebelle avec ou sans cause arborant le sourire provoc qui hurle « Je suis jeune ; quoiqu’il arrive, le monde est à moi ». Avant l’irruption de la pandémie, Tracy jonglait avec sa passion de la musique au conservato­ire et ses études d’anglais.

Avec son désir à trois ou quatre ans avec un master 2 d’accrocher le concours d’enseignant.

Seule dans sa chambre de cité-U

Et puis la Covid est arrivée. La petite boursière s’est retrouvée seule dans sa chambre de cité-U. « Seule sans les profs, sans avoir eu le temps de me constituer un groupe d’amis dans le monde nouveau de la fac, seule dans ces cellules... 9 m2 où tu fais 1/4 de tour sur toimême et tu te laves, 1/4 de tour et tu manges, 1/4 de tour et tu dors et un seul pas en avant et tu sors ! » Pour elle, comme pour la plupart, le confinemen­t est un choc. Celui, très vite, d’un simulacre avec ces enseigneme­nts en visio, avec des profs qui, même impliqués, découvrent en même temps cette terra incognita du « loin des yeux, loin de l’interactio­n et du débat » : « On recevait des mails parfois à 23 h 30 pour des cours en visio le lendemain. Certains jours, on croulait sous les devoirs, puis plus rien. En cours de langues, on ne pouvait plus avancer... et ce simulacre a atteint son comble quand, en fin d’année, les examens se sont le plus souvent réduits à de simples questions à choix multiples. J’en aurais pleuré : je suis étudiante en anglais pas en QCM !!! »

La suite est un engrenage de désillusio­ns, des tempêtes sous un crâne : « On sent bien que tout le monde fait semblant de continuer ses études ». Autour d’elle, ça décroche à tout va. A posteriori, Tracy raconte son été. Cette normalité retrouvée. Ce petit job dans un centre de dépistage covid. Un supplice de tantale. « J’ai gagné trois sous pendant l’été pour soulager mon père qui a un petit salaire. On retrouve nos profs enfin à la rentrée... »et le contrecoup est encore plus impitoyabl­e lorsqu’en octobre, les portes de la fac sont de nouveau closes.

« Tout le mal que l’on nous fait »

L’impression d’être devenue un fantôme. La galère au quotidien quand une fois payée sa chambre en cité U, il lui reste 50 euros pour vivre. Et ce « stress glaçant

Le mouvement Etudiants fantômes.

d’être oubliée »:« Àla fin de l’été, les jeunes étaient les méchants vecteurs de tous les maux sanitaires. Des fêtards sans conscience près à contaminer tous azimuts papy et mamy juste pour faire la teuf. Mais on parlait de nous, au moins », ironiset-elle.

« Et puis octobre est arrivé et nous avons disparu totalement des radars : nous n’existions plus. Ni pour les adultes lambda qui nous clashaient sur les réseaux sociaux sur l’air de “Oh les pôvres chéris, heureuseme­nt qu’ils n’ont pas connu la guerre”, ni pour ceux qui nous gouvernent. Tous faisaient pourtant confiance aux gamins de six ans pour aller au CP, mais pas à nous, jeunes adultes qui devrions pouvoir préparer notre avenir, nos vies futures sur les bancs de la fac ! Personne ne s’est posé la question sur tout

ce mal que l’on nous fait. » Sous l’acronyme TS – tentative de suicide –, le geste désespéré de Tracy est heureuseme­nt encore l’exception. Sauf qu’elle confirme la règle d’un profond mal-être chez les 18-25 ans.

A chacun ses stigmates ; étudiant brillant en commerce internatio­nal à Nice, Quentin, 19 ans, lui, lutte pour se forcer à espérer : « Je ne décroche pas, mais ça me lamine : les semaines où en BTS on n’a plus cours, je souffre de migraines effroyable­s. Je ne sais rien faire d’autre que passer mes journées à dormir ». D’un mauvais sommeil parasité par une petite musique de stress qui tourne en boucle dans sa tête. Un refrain dont tous connaissen­t les paroles : « Malgré ce simulacre, tes diplômes ne vaudront rien ! »

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(Photo Franz Bouton)
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