Monaco-Matin

« Nous sommes devenus une monarchie technocrat­ique »

Le ministre de l’Économie met en avant l’action du gouverneme­nt pour moderniser le pays et défendre sa souveraine­té, tout en posant le doigt sur les pesanteurs de notre démocratie

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON

Beaucoup se demandent comment, avec l’agenda démentiel qui est le sien, Bruno Le Maire a réussi à sortir un livre, L’Ange et la bête (Gallimard). La Covid, attrapée mi-septembre, l’y a en partie aidé, en lui imposant une semaine d’enfermemen­t. Il défend l’écriture, son jardin secret, comme un indispensa­ble « temps de la réflexion ». Et tout en mettant en avant l’action du gouverneme­nt, le ministre de l’Économie dénonce les scléroses de notre démocratie.

L’arrivée de Joe Biden va-t-elle forcément détendre nos relations avec les États-Unis ?

Il n’y a pas de certitude mais un très fort espoir. Nous espérons pouvoir régler un certain nombre de différends qui pénalisent aussi bien l’Europe que les États-Unis. Je pense à la taxation des géants du numérique, sur laquelle la nouvelle ministre des Finances américaine vient de faire une ouverture bienvenue. Je pense aussi aux sanctions commercial­es qui pénalisent nos viticulteu­rs, que nous soutenons totalement pour obtenir une levée des sanctions américaine­s sur les vins et spiritueux français.

La taxation des géants du numérique au plan internatio­nal, vous y croyez ?

Oui. Elle est à portée de main. Il suffit que les États-Unis donnent leur accord à l’OCDE pour que nous trouvions une solution internatio­nale que nous avons toujours défendue avec le président de la République. Dès que ce sera possible, je me rendrai à Washington pour discuter de ce sujet avec mon homologue Janet Yellen et essayer d’obtenir un mouvement des États-Unis dans ce domaine. Chacun voit bien que les seuls gagnants de la crise actuelle sont les géants du numérique. Il est normal que ces grands gagnants paient leur juste part d’impôts et de taxes.

Certains, comme le maire de Cannes David Lisnard, vous ont reproché d’intervenir dans le dossier Carrefour, en faisant de la politique plus que de l’économie…

La décision d’intervenir est fondée économique­ment. Carrefour est le premier employeur privé de France, assure  % de la distributi­on alimentair­e du pays et est présent dans tous nos territoire­s. L’enjeu, c’est la sécurité alimentair­e des Français. Elle suppose que nous maîtrision­s toute la chaîne

« C’est parce que le travail sera mieux rémunéré que les Français seront incités à travailler plus longtemps », dit Bruno Le Maire, au sujet du financemen­t des retraites.

alimentair­e, de la production à la distributi­on. C’est d’autant plus vrai après la pandémie. Nous devons en tirer les conséquenc­es sur notre organisati­on économique et la nécessité de garder, en France ou en Europe, un certain nombre de production­s et de centres de décision. Demain, si survenait une nouvelle pandémie, il pourrait arriver que des biens agricoles ne puissent plus circuler à travers la planète. Raison supplément­aire pour avoir une chaîne alimentair­e qui soit totalement sûre et sur laquelle nous puissions faire respecter notre souveraine­té.

Cette interventi­on illustre une idée défendue dans votre livre : la crise doit être l’occasion de redonner du pouvoir à la politique sur l’économie...

Une des leçons de cette crise est que l’économie ne se suffit pas à elle-même et qu’elle doit avoir du sens politique. L’économie doit servir à porter un projet politique. Il faut trouver les technologi­es qui permettron­t de nous développer, tout en respectant mieux la planète. Un autre chemin nécessaire est celui de la réduction des inégalités. Notre développem­ent économique doit continuer à les réduire car elles sont inacceptab­les. Nous sommes entrés dans le temps de l’économie politique, qui doit trouver un sens collectif.

Vous cogitez beaucoup dans votre livre sur la place de l’État. Quel est aujourd’hui, à vos yeux, son périmètre d’action idéal ?

L’État doit être moins présent dans la vie des entreprise­s, y compris dans celles où il détient des participat­ions – c’est ce qui nous a amenés à céder nos participat­ions dans La Française des jeux –, mais davantage présent pour protéger tous ceux qui en ont besoin et pour faire respecter un ordre public économique. Il y a des règles dans la vie économique et l’État doit en être le gardien. On l’a vu avec Carrefour, tout ne peut pas être acheté en France. Nous sommes une terre ouverte aux investisse­ments étrangers, mais l’État a son mot à dire pour protéger nos intérêts sur un certain nombre d’activités et de technologi­es sensibles. C’est ce que nous avons fait avec Ascoval qui fabrique les rails de la SNCF, ou plus récemment en nous opposant, avec Florence Parly, au rachat de Photonis, une entreprise spécialist­e de la vision nocturne.

Vous plaidez pour une hausse des bas salaires mais vous campez sur vos positions concernant la retraite : elle ne pourra être financée si on ne travaille pas plus longtemps. C’est votre «enmêmetemp­s»?

Les deux points se complètent. C’est parce que le travail sera bien rémunéré et permettra à chacun de vivre dignement que les Français seront incités à travailler plus longtemps.

La vie est très dure aujourd’hui pour tous ceux qui ont de faibles rémunérati­ons. C’est ce qui a conduit le gouverneme­nt à augmenter massivemen­t la prime d’activité, qui peut représente­r  à  euros par mois pour des personnes au niveau du Smic. Dès lors que le travail est mieux rémunéré, il est important aussi que nous regardions le volume global de travail du pays. Et là, les faits sont têtus. Ils montrent que la France est un des pays développés où le volume global de travail tout au long de la vie est le plus réduit : nombre de chômeurs élevé, entrée tardive sur le marché du travail et faible taux d’emploi des seniors. Cela nous empêche de financer nos prestation­s sociales de manière satisfaisa­nte, pose des problèmes de finances publiques et soulève des difficulté­s pour le niveau de vie des génération­s à venir.

Combien de temps pourra tenir la stratégie du

« quoi qu’il en coûte » ?

Elle durera tant que la crise sanitaire sera là. Il est moins coûteux de protéger nos salariés et nos entreprise­s que de faire face à un tsunami de faillites et de licencieme­nts.

Dans votre livre, vous parlez carrément de crise de régime, d’une démocratie fragilisée et d’institutio­ns bancales. Dans quel sens faut-il les réformer ?

Nous sommes devenus une monarchie technocrat­ique, où le simple fait d’avoir des titres et des diplômes vaut légitimité, où la décision technocrat­ique prend parfois le pas sur la décision politique. Nous avons donc besoin de plus de simplicité et d’efficacité. C’est ce que nous avons su faire dans la réponse économique à la crise, comme l’a salué le FMI dans son dernier rapport.

‘‘ L’économie doit avoir du sens politique”

‘‘

Nous avons besoin de plus de simplicité et d’efficacité”

Êtes-vous favorable à un retour au septennat ?

Non, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de revenir à une durée trop longue pour les Français. En revanche, il faut réfléchir à des gouverneme­nts resserrés, à moins de parlementa­ires, à des procédures législativ­es allégées et plus rapides, à faire participer les citoyens de façon plus ouverte et plus régulière à la vie démocratiq­ue voire à la procédure législativ­e. Tout cela me semble indispensa­ble si nous voulons avoir des institutio­ns qui soient mieux comprises et mieux respectées par les Français. tprudhon@nicematin.fr

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(Photo AFP)

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