Alpine, l’ancêtre éphémère
Voilà plus d’un demi-siècle, en 1968, la marque française entrée en piste cette saison avait flirté avec la F1. Retour sur les traces de l’A350 en compagnie de son seul pilote, Mauro Bianchi.
Ni Fernando Alonso, ni Esteban Ocon… Le premier pilote Alpine à cocher la case F1, ce fut lui. Ou plutôt, ce devait être lui… « Plus d’un demi-siècle après, ça fait plaisir de voir la marque enfin présente au top niveau du sport auto, d’autant que je trouve la robe bleue de l’A521 très réussie. Et puis je ne vous cache pas que ça fait bizarre de penser que j’aurais pu écrire la première ligne de l’histoire en 1968 si… »
Dans le salon de son élégante maison de village nichée au coeur du massif des Maures, à La Garde-Freinet, Mauro Bianchi enclenche la machine à remonter le temps. Marche arrière jusqu’au crépuscule des sixties. À 83 ans, l’un des principaux acteurs de la saga Alpine raconte avec moult détails la genèse de l’A350, cette ancêtre éphémère tuée dans l’oeuf juste avant son pre- mier départ. Précision chirurgicale. Comme si ce souvenir datait d’hier.
Ébauchée en catimini
« Quand j’ai quitté Abarth pour tenter l’aventure Alpine, en 1964, Jean Rédélé (l’emblématique patron de la firme dieppoise, ndlr) m’avait exposé toutes les pistes se profilant droit devant : F3, F2, endurance… et F1 à moyen terme. Moi, évidemment, je visais cette cible. J’en rêvais. Pour gravir la dernière marche, il nous manquait un moteur suffisamment puissant. Alors quand apparaît le Gordini V8 3 litres conçu pour les épreuves d’endurance, l’idée de l’installer dans une monoplace germe toute seule ! »
Ce projet F1 naît à brûle-pourpoint lors d’une discussion entre le pilote et l’ingénieur maison, Richard Bouleau. « Un type aussi brillant que discret, qui ne la ramène pas. Un vrai talent créatif. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit le logo de la marque, le fameux A fléché. »
L’ébauche de l’A350 prend forme
durant l’automne 1967 dans un coin d’atelier, en catimini. « Au début, on s’est abstenu d’en parler à Rédélé, de peur qu’il allume le feu rouge. À tort, car une fois le fruit de nos travaux dévoilé, fin 67, il ne nous a fait aucun reproche ! »
Suspensions plates
En 1966, le champion du monde, Jack Brabham, avait damé le pion aux V12 Ferrari (360 chevaux) et Maserati avec un moteur Repco dérivé d’un bloc Odsmobile de série ne développant que 300 chevaux. Autant que le Gordini. De quoi faire des émules.
Pour tenter de rivaliser avec les puissantes mécaniques produites par la Scuderia, mais aussi par Matra (V12), sans oublier le flambant neuf V8 DFV Ford Cosworth (420 ch), il faut une innovation technique. Ce sera la suspension plate. Un concept de liaisons au sol imaginé par Richard Bouleau.
« À l’avant comme à l’arrière, les roues droite et gauche sont intercon- nectées de manière à garder un angle de carrossage constant en toutes circonstances. Cela permet d’utiliser toute la surface de la bande de roulement des nouveaux pneus Michelin radiaux à carcasse rigide dont nous disposons en exclusivité. »
Pas de barre antiroulis
Les premières séances d’essais, à Ladoux, sur la piste du manufacturier clermontois, puis en Belgique, à Zolder, donnent des résultats bluffants. « Châssis équilibré, sain. Aucun déhanchement dans les virages. J’utilisais les mêmes repères de freinage qu’en F3. Incroyable mais vrai ! En fait, nous nous sommes aperçus que le centre de gravité et le centre de roulis étaient situés pratiquement au même endroit. Donc pas besoin de barre antidévers. Et motricité maximale ! »
Revers de la médaille, il faut composer avec de très fortes réactions dans le volant. « Au bout de dix tours, j’avais les mains rougies, endolories. Seule ombre au tableau, mais de taille, car on n’a jamais couvert la distance d’une course. »
Malgré cette incertitude, décision est prise d’engager l’A350 au Grand Prix de France 1968 fixé le 7 juillet sur le tracé de Rouen-les-Essarts. « Lors de l’ultime galop d’essais, à Zandvoort, notre meilleur chrono nous place au beau milieu de la grille de départ du GP des Pays-Bas qui vient d’avoir lieu. Encourageant.
L’ambition, c’est de démontrer à Renault que l’on peut se battre pour marquer des points, en espérant que ça les incite à nous soutenir, à lancer un vrai programme avec Alpine, à créer un moteur conforme au cahier des charges de la F1, quoi… » Espoir douché ! Le mardi précédant le tant attendu baptême du feu, le télex de la Régie tombe, tel un couperet : interdiction d’utiliser le moteur V8 3 litres Gordini dans une monoplace en compétition. «On connaissait les réticences de Renault. Ils n’étaient pas prêts. Ils ne voulaient pas risquer d’être ridicules, surtout face à Matra. Je les comprends, mais sur le coup, la pilule fut dure à avaler, croyez-moi. Immense déception. »
Découpée au chalumeau
Une frustration que le grand-père du regretté Jules Bianchi n’aura pas le temps de ruminer. La carrière sportive de Mauro prendra fin quelques mois plus tard après un effroyable enchaînement : son grave accident aux essais des 24 Heures du Mans, en septembre 1968, suivi de celui, mortel, de son frère Lucien sur le même circuit, le 30 mars 1969. L’A350, elle, a été détruite en 69. Découpée au chalumeau… Huit ans après, Alpine construira l’A500, une F1 laboratoire propulsée par un moteur V6 turbocompressé préfigurant la Renault RS 01 qui scellera enfin l’entrée du Losange sur la piste aux étoiles en 1977.