Monaco-Matin

François Kersaudy : « Himmler était dominé par la peur »

L’historien, spécialist­e du IIIe Reich, signe un ouvrage consacré au docteur Felix Kersten qui a sauvé des milliers de juifs et de résistants. Il était le médecin personnel d’Heinrich Himmler.

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Médecin naturopath­e, seul capable de soulager les terribles douleurs de Himmler, Felix Kersten a profité de cette relation et de cette confiance pour sauver 60 000 juifs, dont la Niçoise Simone Veil. Une incroyable et passionnan­te histoire de résistance au coeur de la barbarie nazie, racontée par l’historien François Kersaudy.

Pourquoi Felix Kersten est-il inconnu du grand public, au contraire de Schindler ?

Eh bien, si Spielberg s’était plutôt intéressé à Kersten qu’à Schindler, cela aurait été l’inverse… En dehors de quelques historiens et du millier de juifs qu’il a sauvés, personne ne connaissai­t Oskar Schindler avant la sortie du film de Spielberg.

D’où l’idée de le réhabilite­r à travers ce livre ?

()

Seul Joseph Kessel en avait parlé auparavant ().

Kersten n’a pas vraiment besoin d’être réhabilité, mais il gagne certaineme­nt à être connu.

Combien a-t-il sauvé de juifs ?

 , d’après les estimation­s de la section suédoise du Congrès juif mondial en . Le  avril , par exemple, il a sauvé tous les détenus du camp de Bergen-Belsen sur un simple appel téléphoniq­ue. C’est ainsi que Simone Veil lui doit incontesta­blement la vie – mais elle ne l’a sans doute jamais su ! Et puis, il a sauvé aussi quelque   non-juifs ; du reste, même avant ses exploits de , le nombre de résistants de diverses nationalit­és qu’il a soustraits in extremis au peloton d’exécution entre  et  est assez stupéfiant.

En devenant le médecin d’Himmler, avait-il déjà son plan en arrière-pensée ?

Absolument pas. C’est un enchaîneme­nt de hasards. En fait, le hasard est sans doute le maître mot de cette extraordin­aire histoire. Mais d’autres diront le destin – et les plus religieux diront Dieu lui-même ! L’humanisme du docteur a fait le reste…

De quoi souffrait Himmler ?

Sans doute d’une maladie de Crohn, aggravée par les tensions internes, la peur et le surmenage.

Kersten a fait preuve d’un certain machiavéli­sme en profitant des douleurs les plus vives de son patient pour lui faire signer des listes de prisonnier­s à libérer…

Disons d’une ruse certaine. Mais lorsqu’Himmler était bien portant, il était impossible d’en obtenir la moindre libération.

Réquisitio­nné dans le train d’Himmler, il devient un véritable espion pour les puissances étrangères, dont la Hollande...

Oui, il ressort des archives qu’il a communiqué de nombreuses informatio­ns sensibles aux Suédois et aux Finlandais, ainsi qu’aux services spéciaux américains et néerlandai­s.

Les observatio­ns qu’il a notées conscienci­eusement dans les quatre volumes de ses mémoires ont été utiles aux historiens. Il faut savoir que nous disposons de très peu de témoignage­s directs sur ce que disaient et pensaient réellement pendant la guerre les neuf principaux truands à la tête du système nazi. Il y a les propos de table d’Hitler publiés dans les années cinquante, les trois ouvrages d’Albert Speer datant des années soixante-dix, et l’interminab­le journal de Goebbels récupéré dans les années quatre-vingt-dix. C’est à peu près tout. Venant d’Himmler, qui était le plus secret de tous – il ne recevait jamais de diplomates étrangers, ne parlait pas aux journalist­es et évitait les discours publics –, nous n’avons finalement que des instructio­ns comminatoi­res et des lettres servant surtout à déguiser sa pensée. Mais devant son médecin, il pense littéralem­ent tout haut ; c’est fascinant et horrifiant à la fois. À l’issue de chacune des deux cents séances de traitement, Kersten note tous les propos d’Himmler sur des petites feuilles qu’il dissimule ensuite dans la maçonnerie de sa cave. Il était suivi et écouté en permanence par la Gestapo…

Kersten a-t-il vraiment été en danger, malgré la protection d’Himmler ?

Oh que oui ! Il a échappé de très peu à l’assassinat par Kaltenbrun­ner, le successeur de Heydrich. Il a également failli être abattu lors de ses navettes en avion entre la Prusse orientale, Berlin et Stockholm.

Avec une audace incroyable, il se fait adresser son courrier chez Himmler, pour être sûr qu’il ne soit pas lu.

Effectivem­ent. Le secteur postal militaire   était le seul en Allemagne à échapper au censeur. Mais cela n’a été possible qu’avec la complicité du secrétaire d’Himmler, Rudolph Brandt.

Himmler était-il dupe du double jeu de son médecin ?

Apparemmen­t. Il avait une confiance aveugle en son « bouddha magique ».

Au passage, Kersten humanise quelque peu son patient, dont il constate le respect de la parole donnée…

C’est un fait. Même s’il dit d’emblée à ses agents hollandais que « les Nazis ne sont pas à considérer comme des gens normaux », il traite Himmler comme n’importe quel autre patient et il l’observe avec la fascinatio­n d’un entomologi­ste étudiant quelque insecte nuisible, tout en profitant de ses failles narcissiqu­es pour obtenir le plus de libération­s possibles…

Que nous apprennent les notes de Kersten sur Himmler ?

Énormément de choses. Bien sûr, Himmler n’est que le perroquet d’Hitler – la voix de son maître –, et s’il a des mains toutes rouges, il a des lunettes toutes roses : pratiqueme­nt jusqu’à la fin, il s’est persuadé que l’Allemagne finirait par l’emporter sur la coalition alliée. On apprend aussi qu’Himmler, fortement encouragé par Kersten et plusieurs de ses complices, a envisagé pendant deux ans de renverser Hitler, sans jamais pouvoir s’y résoudre. Les innombrabl­es contradict­ions de l’homme sautent aux yeux pratiqueme­nt à chaque page, et comme toujours, il y a des aspects comiques au milieu des pires tragédies : ainsi, Kersten nous décrit un Himmler dominé par la peur, tiraillé par les contradict­ions, se mettant au garde-à-vous devant le téléphone à chaque appel d’Hitler et entrant dans le décor à chaque fois qu’il se met au volant…

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Simone Veil lui doit incontesta­blement la vie”

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Il traite Himmler comme n’importe quel patient”

Durant les procès d’aprèsguerr­e, Kersten tente en vain de sauver de la mort le secrétaire d’Himmler...

C’est exact. Il faut dire que sans Rudolph Brandt et le chef du service de renseignem­ent SS Walter Schellenbe­rg, Kersten n’aurait absolument rien pu faire. Il est allé jusqu’à en appeler au président Truman pour obtenir la grâce du petit secrétaire. Mais Brandt avait signé par délégation la plupart des ordres d’Himmler, et ce dernier s’étant suicidé, Brandt a été pendu à sa place : il fallait bien que quelqu’un paye…

Kersten est-il reconnu par la communauté juive pour son incroyable action ?

Pas vraiment. Même le Mémorial Yad Vashem ne l’a pas reconnu, ce qui est un comble… En , je m’étais enquis des raisons de cette curieuse omission. On m’en avait donné trois, dont aucune ne semble vraiment sérieuse ! Mais c’est sans doute lié à l’affaire du comte Bernadotte (), ce que l’on comprendra en lisant les deux derniers chapitres de mon livre. Toutefois, il n’est jamais trop tard pour réparer une injustice…

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MINARD/ALP La Liste de Kersten

Les Mains du miracle

1. (Fayard), 360 pages, 23 euros.

2. de Joseph Kessel.

3. Médiateur de l’ONU en Palestine assassiné par Israël en 1948.

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(Photo ALP)

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