Monaco-Matin

Anne Goscinny : « À 9 ans je n’avais jamais lu Astérix »

Invitée à Cannes pour l’inaugurati­on de l’exposition « Goscinny et le cinéma », la fille de l’auteur du « Petit Nicolas » évoque les liens de son père avec le septième art… et son héritage.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PAOLI lpaoli@nicematin.fr

Ce qui frappe chez elle, c’est le regard. Ou, plus exactement, la petite lueur canaille qui danse au fond de sa pupille. « On me dit souvent que j’ai les yeux de mon père », sourit Anne Goscinny. La fille du scénariste d’Astérix ne s’offusque jamais lorsqu’on la compare à son illustre géniteur. « C’est toujours un plaisir, confirme-t-elle. Je n’ai jamais fait mon deuil. Après tout, pourquoi devrais-je le faire ? » Invitée à Cannes pour le vernissage de l’exposition Goscinny et le cinéma (1), la romancière évoque avec tendresse son papa, pilote de sa vie, et ses grands frères de papier. Mâtin, quelle famille !

Que représenta­it le septième art pour René Goscinny ?

Il disait souvent à ma mère que, dans la seconde partie de sa vie, il voulait devenir réalisateu­r de films. Évidemment, il ne savait pas que sa vie s’arrêterait aussi vite… Avec Albert Uderzo, il a créé les premiers studios d’animation français – les Studios Idéfix. Ça le passionnai­t !

Il suffit de lire ses albums pour s’en rendre compte…

Exactement. Quand Alain Chabat a décidé d’adapter Astérix et Cléopâtre au cinéma, il s’est servi de l’album de mon père comme d’un story-board. Lorsque vous regardez le film, vous vous rendez compte que les cases sont quasiment respectées. Je pense que mon père « voyait » les cases comme un cinéaste « voit » les plans.

Quels genres de films aimait-il ?

Dans l’ordre, il y a d’abord eu les Disney. Il a vu Blanche-Neige en 1938 et ça a été une révélation. Quand il a quitté Buenos Aires pour New York en 1945, il a dit :

« Je pars aux États-Unis rencontrer Walt Disney, mais Walt Disney ne le sait pas encore. » Ensuite, il y a eu les westerns. D’où son intérêt pour Lucky Luke. Lorsque Morris lui a proposé d’imaginer les aventures de son cow-boy, il n’a pas hésité ! Il avait une connaissan­ce encyclopéd­ique dans ce domaine.

Ne trouvez-vous pas que les adaptation­s de Lucky Luke au cinéma sont décevantes ?

[elle soupire] James Huth, qui a réalisé le film avec Jean Dujardin en 2009, avait tout pour réussir. Dans Brice de Nice ,ily a un esprit très Pilote (2). Mais je pense qu’il était trop fan : il n’a pas su mettre la distance nécessaire. Et il ne faut pas oublier que Lucky Luke est déjà une parodie de westerns ; c’est très compliqué d’adapter une adaptation.

Astérix a été mieux traité par le grand écran…

Le premier projet d’adaptation avec des acteurs date des années soixante-dix. Mon père et Uderzo avaient été approchés par… Claude Lelouch ! Mon père a rigolé : techniquem­ent, à l’époque, ça paraissait difficile à concevoir. Vingt ans plus tard, la donne avait changé.

Vous avez hésité avant de donner votre accord à Claude Berri, producteur du premier Astérix réalisé par Claude Zidi ?

Berri est venu me voir vers 1995 ou 1996 avec un grand sac qui contenait ses VHS : « Bonjour, je m’appelle Claude Berri, je fais des films... » Comme s’il était un parfait inconnu ! [elle rit] Il était irrésistib­le. Moi, j’avais été frappée, petite, par une projection du Vieil Homme et l’enfant (). Je lui ai dit : «Ne serait-ce que pour l’histoire de Mickey tailleur qui ne voulait pas manger ses rutabagas, j’ai envie de vous faire confiance ! » ()

Avez-vous été satisfaite du résultat ?

Le film de Zidi a été éclipsé par le suivant, Mission Cléopâtre, qui était génial. Mais je le trouve tout de même formidable ! Lorsqu’il est sorti, je guettais les réactions du public devant une salle. Un gamin a ditàsamère: « C’était bien, mais Astérix, il n’a pas la même voix que dans la BD ! » [elle éclate de rire]

Selon quels critères acceptez-vous – ou refusez-vous – un projet d’adaptation ?

J’ai l’oreille absolue de l’oeuvre de mon père. En lisant un script, je sais immédiatem­ent si un mot, une tournure, lui correspond.

Est-il vrai que votre père avait intenté une action pour plagiat contre les auteurs de La Panthère rose ?

C’est exact. Il estimait qu’on lui avait volé ce concept. Mais l’action n’a pas prospéré, car il est décédé avant qu’elle n’aboutisse.

La fille d'Albert Uderzo racontait, dans nos colonnes, combien elle avait été déçue en apprenant qu'Obélix n'existait pas. Et vous ?

J’ai toujours su que ces personnage­s étaient fictifs. Pour une raison simple : j’ai lu mon premier album d’Astérix à l’âge de neuf ans, quelques mois après le décès de mon père.

Comment est-ce possible ?

Mon père conservait, dans son bureau, les premiers tirages de ses albums. Ils étaient enfermés à clef dans une bibliothèq­ue, car il ne voulait pas que je les déchire ou que je les gribouille. [elle rit] Tous les autres livres étaient accessible­s dans notre maison. J’aurais pu lire Histoire d’O, mais pas Astérix ou Lucky Luke !

Vos copains de classe devaient vous en parler ! Vous n’avez jamais demandé à les lire ?

Non. Quand j’étais invitée à un anniversai­re et que mon père venait me chercher, je voyais bien qu’il faisait l’événement. Mais pour moi, c’était mon père…

Comment avez-vous réagi en découvrant ces albums ?

J’ai compris que, pour entendre sa voix, il faudrait désormais que je tourne les pages d’un livre. J’ai cherché sa vision, son regard…

Derrière l’humour, cette vision était parfois très sombre. Il peignait souvent la lâcheté de la foule – dans les albums de Lucky Luke notamment…

C’est très juste. Par son histoire familiale, il a été profondéme­nt marqué par la Shoah. Son aversion pour les gens qui sont témoins du mal et qui laissent faire, cela vient de là. De même, si vous lisez Astérix, l’occupation allemande, le climat délétère, les compromiss­ions, les trahisons transpiren­t à chaque page.

Parmi les politiques actuels, qui sont les meilleurs Iznogoud ?

Ce sont tous des Iznogoud ! [elle rit] Ils veulent tous devenir calife à la place du calife.

‘‘ Dans Brice de Nice ,ilyaun esprit Pilote”

Quand vous écrivez vous-même, pensez-vous àlui?

Tout le temps. Quand j’imagine Le Monde de Lucrèce, je me demande ce qu’il aurait fait à ma place. Je l’ai dans ma tête quand j’écris, sur l’épaule quand je me réveille. [un silence, puis un sourire] Il ne m’a jamais quittée.

‘‘ J’aurais pu lire Histoire d’O, pas Lucky Luke”

1. Exposition visible jusqu’au 29 août, tous les jours de 14 heures à 22 heures au Palais des festivals, 1, boulevard de la Croisette à Cannes.Tarif : 2 euros. Gratuit pour les enfants de moins de 5 ans.

2. Le légendaire hebdomadai­re créé par Goscinny.

3. Film réalisé en 1966 par Claude Berri.

4. Une histoire racontée par Charles Denner dans le film de Claude Berri.

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(Photo Dylan Meiffret)

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