Monaco-Matin

BHL nous raconte son film choc

Chaos à Kaboul. C’était écrit. Ce que nul ne peut prédire, c’est l’avenir de l’Afghanista­n, après le retrait ou l’abandon de l’Occident. En exclusivit­é pour la presse régionale, cette analyse de Bernard-Henri Lévy.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

Il se faisait Une autre idée du monde. Titre du film choc que cosigne Bernard-Henri Lévy avec Marc Roussel. Diffusé depuis juin sur Canal +, à voir le dimanche 12 septembre, à 20 h 55, sur France V. Le philosophe et écrivain y reprend son bâton de pèlerin ou de reporter pour témoigner, sur le terrain, des pires conflits. Nigeria, Kurdistan, Ukraine, Afghanista­n… Non sans un certain courage, quoi que puissent en dire ses détracteur­s, puisqu’il aurait pu s’en tenir au confort de Paris ou d’une villégiatu­re dans le Midi. Alors que s’effondrent les derniers espoirs d’une paix ou d’une démocratie à Kaboul, BHL revient sur ce désastre annoncé.

À voir votre film, on se dit que ce chaos afghan était écrit. Vous l'aviez prédit. À qui la faute ? Biden ? Trump ?

Les deux, hélas. Trump en a rêvé. Biden l’a fait. Sans oublier Obama qui a donné le signal de la retraite. C’est ce que je montre dans ce film : une nouvelle époque, un nouveau monde, d’où l’Amérique et, plus généraleme­nt, l’Occident sont hélas en train de s’absenter.

Y avait-il une autre solution ?

Oui. Rester. L’Amérique a des soldats partout. Au Japon. En Corée. En Europe. Partout. Qu’estce que ça coûtait d’en laisser   de plus pour tenir en respect les islamistes à Kaboul ? Au lieu de quoi on leur a servi, sur un plateau d’argent, l’Émirat de leurs rêves. Le film montre exactement ça : d’un côté, la vaillance de ceux, essentiell­ement Kurdes, qui les ont défaits en Irak et en Syrie ; et, de l’autre, l’aveuglemen­t des démocratie­s qui ont laissé se créer, en Afghanista­n, une nouvelle base de lancement pour de futurs attentats.

Pour vous, il n’y a donc pas de différence entre les Talibans et Daesh ou Al-Qaida ?

Écoutez. Je connais le terrain. Je l’ai sillonné, et désormais filmé, depuis quarante ans. Il y a des différence­s de tactique, sans doute. Des rivalités, comme entre des mafias qui se disputent le même territoire. Mais l’idéologie est proche. Et, pour les femmes, les minorités, les droits de l’homme en général, le résultat est le même. Je n’oublierai jamais ce jour où le commandant Massoud m’avait indiqué l’adresse de Ben Laden qui vivait, à Kandahar, dans la même rue que le chef des Talibans, Mollah Omar. J’avais publié l’informatio­n, à l’époque, en 1998, dans un reportage pour Le Monde. La symbiose était, et demeure, très grande.

On dit que les Talibans ont changé...

C’est une sottise. Il suffit, là aussi, de regarder ce qu’ils ont fait. Pas il y a vingt ans ! Il y a vingt jours ! Ou quelques mois ! C'est-à-dire au moment où ils ont commencé leur marche sur les villes afghanes et sur Kaboul ! Partout des tortures. Des mutilation­s. L’exécution sommaire des Afghans qui ont travaillé avec les Américains. Cet humoriste, Kasha Zwan, dont le seul crime était de les avoir caricaturé­s et dont ils ont cisaillé les muscles avant de le lyncher à mort. Amnesty Internatio­nal a documenté tout ça. C’est net. Précis. Non, les Talibans n’ont pas changé.

Vous avez rencontré plusieurs fois le commandant Massoud. On vous voit, dans le film, auprès de son fils. A-t-il encore une marge de manoeuvre ?

En tout cas, il résiste. Il dit, se réclamant du Général de Gaulle et de Churchill, que l’Afghanista­n a perdu une bataille mais n’a pas perdu la guerre. Du coup, ses commandant­s le respectent. Et, contrairem­ent au reste de l’armée afghane, ils tiennent les fronts et font face. Cela aussi, oui, est dans le film. Et l’histoire de ce jeune homme cultivé, formé aux meilleures écoles anglaises, pacifique, mais qui prend le maquis par fidélité au nom et à la mémoire de son père, est, je trouve, extraordin­aire.

Comment l’aider ? En disant que le nouveau régime, à Kaboul, est illégal, illégitime et en contravent­ion avec les principes fondamenta­ux des Nations Unies. Et en reconnaiss­ant Ahmad Massoud, et les gens qui l’entourent, comme les dépositair­es de la légitimité afghane. Avec tout ce qui s’ensuit. Y compris en termes de soutien matériel, logistique, voire militaire.

Dans ce film, Une autre idée du monde, dont le tournage a dû s'accommoder de la Covid, vous dites que l'on peut se mettre un masque sur la bouche, mais pas sur les yeux…

Et pourtant, c’est ce que nous faisons quand nous refusons de voir que c’est, aussi, pour nous que sonne le glas à Kaboul. Comme, d’ailleurs, dans les autres lieux de souffrance où je me suis rendu pour ce film. Chaque fois, la défense des valeurs humanistes n’est pas seulement la voie de l’honneur : c’est aussi notre intérêt, je dis bien notre intérêt, si nous ne voulons pas être vaincus par l’impérialis­me chinois, ou par les manipulati­ons poutinienn­es, ou par le terrorisme islamiste…

Votre traversée des fronts de guerre débute au Nigeria, où Boko Haram diminue les chrétiens à la machette...

Oui. C’est un massacre. Peut-être, demain, un nouveau Rwanda. Et, en tout cas, une persécutio­n des Chrétiens non moins sauvage que celle des Chrétiens d’orient. Or, personne n’en parle. Pourquoi ?

On vous suit au Kurdistan syrien où des jeunes filles vous déclarent que Daesh et Erdogan, c'est pareil.

Exact. Comme quoi, la vaillance peut aller avec la lucidité. Ces jeunes combattant­es sont sur les deux fronts. Et elles savent que c’est le même islamisme radical qui arme les cerveaux barbares de Daesh et celui, dérangé, d’Erdogan.

Puis il y a l'Ukraine, ce « Verdun gelé » où l'on veut résister à Poutine par une guerre de tranchées...

On ne « veut » pas. On le fait. J’ai eu l’honneur d’accompagne­r des unités d’élite ukrainienn­es sur la totalité des presque mille kilomètres de la ligne de front. Là aussi, quelle vaillance ! Ces hommes et ces femmes, enterrés face à la mort, et résistant à la puissante armée russe, sont l’honneur de l’Europe. Et, à l’instant où nous parlons, quand ils voient la désinvoltu­re imbécile avec laquelle nous lâchons nos alliés afghans, ils sont si terribleme­nt inquiets !

N’y a-t-il pas quelque chose de sisyphéen dans votre tentative d'alerter les conscience­s depuis tant d'années ?

Hélas, oui. Mais j’ai la chance de ne pas être seul. J’ai une équipe. Des casse-cou merveilleu­x - comme mon coréalisat­eur Marc Roussel qui prennent ces risques avec moi. Une productric­e, Kristina Larsen, qui a fait des prouesses pour que ce tour du monde du malheur soit possible en plein confinemen­t. Et puis, chez les gens, chaque fois que je montre le film, une émotion, une adhésion, une volonté de faire davantage, qui me bouleverse­nt.

Depuis vos premiers combats, à  ans, au Bangladesh, toujours les mêmes épouvantes, le même chagrin, mais aussi les mêmes espoirs ?

J’aime ce mot d’un maître de la pensée juive, Rabbi Nahman de Bratslav : « Il est interdit d’être vieux ». C’est ma boussole. Je reviens d’ailleurs, dans le film, cinquante ans après, au Bangladesh : j’ai l’impression d’être le même.

Sarkozy et Hollande vous écoutaient. Macron vous répond…

Je ne sais pas s’il me répond. Mais il y a, dans le film toujours, cette scène où je suis dans un bunker avec le Général en chef des forces kurdes en Syrie. Il est en tête de la liste noire d’Erdogan. Traqué par ses drones. Changeant de localisati­on chaque nuit. Et Macron appelle, oui, sur mon portable et engage avec lui une conversati­on surréalist­e mais, je crois, décisive. C’est pour des moments comme ça que je m’embarque dans des aventures aussi démentes.

Non, les Talibans n’ont pas changé.”

C’est aussi pour nous que sonne le glas à Kaboul”

Vos détracteur­s vous reprochero­nt de vous mettre en scène...

Qu’ils aillent au diable. Ou, plutôt, qu’ils écoutent ces voix de l’autre rive et presque d’outre-tombe. Et qu’ils se demandent ce qu’ils ont fait, eux, pour rendre notre monde un peu moins désespéran­t.

Vous pourriez couler des jours plus paisibles à Paris ou à Saint-Paul-de-Vence…

Je le fais aussi. Notamment à Saint-Paul où j’ai, depuis trente ans, ma deuxième maison. C’est là que je me ressource.

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 ?? (Photo Marc Roussel) ?? Le 11 septembre 2020, pendant le tournage, au côté d’Ahmad, le fils du commandant Massoud.
(Photo Marc Roussel) Le 11 septembre 2020, pendant le tournage, au côté d’Ahmad, le fils du commandant Massoud.

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