Monaco-Matin

Vincent Lindon « LE TALENT NE S’ADDITIONNE PAS »

Mardi soir, la guerre « pour de vrai » avec le président de l’Ukraine en direct. Vincent Lindon était dans la confidence. Il revient pour Nice-Matin sur cette cérémonie d’ouverture peu banale.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

e président du jury nous reçoit hier matin dans une suite de l’hôtel Majestic. Il ne compte pas son temps. Pèse chaque mot. Et s’enquiert de la précision de la retranscri­ption à venir, avant de vérifier la photo. Attentif, réfléchi, Vincent Lindon n’en est pas moins généreux et sincère. N’éludant aucune question, quitte à lever une part de son mystère.

« Le cinéma ne peut pas être muet », a déclaré, lors de la cérémonie d’ouverture, le président de l’Ukraine Volodymyr Zelensky. Quelle réaction vous inspire ce message ?

C’est une phrase forte. Où j’entends un message selon lequel le cinéma doit dire et montrer des choses absolument universell­es, touchant le plus grand nombre de femmes et d’hommes sur la Terre. Le cinéma ne peut pas être indifféren­t au monde. C’est une arme d’émotion massive.

Vous avez évoqué « les tourments d’une planète qui saigne et qui souffre ». Être digne, c’est quoi ?

Je n’ai aucune leçon à donner à quiconque. Mais être digne, en tout cas pour un artiste, c’est le minimum. Essayer de ne pas céder à la familiarit­é. Et de respecter l’autre. Je pense que le meilleur moyen de montrer sa différence, c’est d’accepter sa ressemblan­ce avec tous. Voilà. Avoir de la tenue. D’un point de vue moral comme sur le plan vestimenta­ire. Victor Hugo disait que la forme, c’est le fond qui remonte à la surface. La forme, ce n’est pas rien. On dit quelque chose de soi. The show must go on, certes. Mais pas n’importe comment. Pas avec n’importe qui, pas avec n’importe quoi. C’est encore plus vrai aujourd’hui, je crois.

Présider ce jury, vous l’avez accepté spontanéme­nt ?

Oui, et j’y vois d’abord une vraie, belle rencontre. On s’entend déjà formidable­ment bien. Il y a quelque chose de génération­nel dans cette ambiance fédératric­e, même si je suis le plus vieux d’entre nous. Nous sommes contents d’être là, et nous allons prendre notre rôle au sérieux. En tentant d’éliminer dès le départ tout a priori, tout préjugé. Et en traitant à égalité réalisatri­ces et réalisateu­rs, qu’ils aient déjà ou non été en sélection. Le talent, ça ne s’additionne pas, cela se recommence. On est l’homme ou la femme de ce film que l’on vient présenter. Nous devons, quant à nous, être très alertes pour apprécier chaque projet comme s’il s’agissait d’un nouveau départ. Le rêve serait de voir un longmétrag­e sans générique. Sans même savoir qui l’a fait. En résumé, d’être des spectateur­s. Avec huit jurés dont je connaissai­s déjà le travail et dont on peut dire que ce n’est pas la concession qui les étouffe.

Ne pas juger. Voir les films avec le chemin du coeur. Qui n’est pas celui de l’algorithme, comme le dit Virginie Efira…

Oui, s’asseoir au fond de la salle, avoir peur pour l’héroïne, peur pour le héros, avoir envie d’être lui, avoir envie d’être elle. Être touché, ou pas, et surtout regarder en oubliant la technique. Suivre une histoire et rien d’autre.

Quel effet miroir, quand on a si souvent été soi-même en compétitio­n ?

Il est un peu tôt pour répondre à cette question. Mais il est sûr que cela sera passionnan­t de vivre ces moments depuis l’autre côté de la balustrade. Moi qui ai été si chanceux avec Cannes. Prix d’interpréta­tion en 2015. Palme d’or en 2021. Je vais peut-être comprendre comment cela s’est goupillé ? C’est à la fois amusant et passionnan­t.

Un prix peut changer le destin d’un film. Et celui d’un artiste ?

Ce n’est pas de la rigolade. Oui, cela change le cours d’une existence. C’est impalpable : on ne vous propose pas douze films de plus, on ne vous parle pas différemme­nt du jour au lendemain. Mais cela irradie tout doucement. C’est quelque chose qui rassure et qui angoisse en même temps. On se sent reconnu, consacré, mais on se dit que, forcément, on va décevoir. Et puis, une joie intense, dans quelques jours, pour toutes les personnes qui vont recevoir une récompense et dont les proches seront en larmes devant la télévision, dans leur village, leur campagne, leur ville, leur pays. Un prix, c’est notre façon à nous de marquer un but en coupe du monde !

2015, 2021 et encore mardi soir : l’émotion qui vous étreint est incroyable­ment forte. On ne s’y habitue pas ?

Ce n’est pas rien ! Vous arrivez devant 3 000 personnes, avec 100 télévision­s qui vous filment. Des réseaux sociaux où je ne suis pas présent mais dont mes enfants me racontent le contenu, et qui vont inonder la planète… Zelensky en direct. Une standing-ovation. Forest Whitaker. La 75e édition. Et cette responsabi­lité gigantesqu­e de la présidence du jury. Suis-je légitime ou pas ? Usurpation ou non ? On passe de l’un à l’autre sans arrêt. Et puis, on prend ses lunettes pour lire sans se tromper.

Les angoisses sont toujours aussi fortes ?

Non, elles sont cinquante fois plus fortes ! Je le compare souvent avec un pilote automobile : au premier grand prix, on ne sait pas que l’on peut mourir. Dans la vie, tout ce qui est donné est repris par ailleurs. On a plus d’expérience, alors moins d’inconscien­ce. C’est comme une brûlure. Ou un chagrin d’amour. Une séparation. La deuxième fois, on a encore plus mal, parce qu’on sait. Le corps et le coeur se souviennen­t.

On n’en guérit jamais ?

À chaque prise, j’ai plus peur qu’avant. Parce que je suis moins insouciant. Ce qui sera gardé le sera pour l’éternité. Le soir de la cérémonie d’ouverture, j’avais dixsept cerveaux, je voyais absolument tout ce qu’il se passait dans la salle. Tous les feux allumés, tous les potards à fond. Je n’ai pas ce monopole, nous sommes tous pareils. Forest Whitaker, l’autre soir, je peux vous dire que, s’il avait l’air très décontract­é, à l’intérieur, ça ne faisait pas le malin. Parce qu’il avait envie d’être à la hauteur du cadeau qui lui était fait et de l’image qu’on a de lui.

Cela n’empêche-t-il pas d’être heureux ?

Non, cela n’empêche pas, il peut même arriver que cela aide. Ma seule obsession, c’est d’essayer de bien faire mon travail. Pour moi, le travail, c’est le bonheur. Raison pour laquelle j’ai énormément de respect et de compassion pour les gens qui n’ont pas de boulot. C’est une souffrance colossale. Les femmes et les hommes ont besoin de se savoir utiles à quelque chose. Un être humain qui pense que l’on peut se passer de lui, c’est violent, vexant, amoindriss­ant. C’est la plus grande blessure.

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(Photo F. L.) Recevoir un prix à Cannes ? « Ce n’est pas de la rigolade. Oui, cela peut changer le cours de l’existence. »

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