Monaco-Matin

« L’Europe a perdu sa crédibilit­é militaire »

Directeur de l’Institut français des relations internatio­nales, Thomas Gomart donne à Toulon une conférence sur le thème « Des guerres invisibles à la guerre d’Ukraine ». Entretien.

- PROPOS RECUEILLIS PAR P.-L. PAGÈS plpages@varmatin.com

Le directeur de l’institut français des relations internatio­nales est à Toulon ce soir. Avant de donner sa conférence (1), Thomas Gomart a accepté de balayer l’actualité géopolitiq­ue : guerre en Ukraine, rivalité sinoaméric­aine…

Qu’entendez-vous par « guerre invisible » ?

Les militaires ont perdu le monopole de la guerre. Cette dernière occupe désormais aussi bien le champ économique, que financier, culturel, sociétal ou encore technologi­que. Ces guerres invisibles, qui visent à contrôler l’appareil productif mondial, à capter les richesses produites, sont plus complexes à analyser car elles mettent en jeu des acteurs étatiques et non-étatiques. Parallèlem­ent, les confrontat­ions de puissances militaires n’ont pas forcément disparu. Certains pays sont encore prêts à se battre pour des frontières. On le voit avec la guerre en Ukraine qui marque le retour d’un conflit armé sur le sol européen. Un tragique rappel de l’Histoire.

Pour le coup, la guerre en Ukraine est bien visible. Et pourtant, on ne l’a pas vue venir ?

Ou on n’a pas voulu la voir venir. Du moins certains pays européens. Cela tient à deux principale­s raisons : notre scepticism­e depuis 2003 (l’invasion de l’Irak par les Américains) vis-à-vis des renseignem­ents fournis par les ÉtatsUnis à leurs alliés ; et une erreur d’analyse sur Vladimir Poutine. On s’est persuadé que Poutine, considéré comme la tête la plus froide de la realpoliti­k, ne le ferait pas, que ce n’était pas dans son intérêt. Les signes avant-coureurs – l’annexion de la Crimée, le conflit hybride, la déstabilis­ation du Donbass, les opérations cyber, le recours aux mercenaire­s – ne manquaient pourtant pas. Pour ma part, si je n’ai pas été étonné par le déclenchem­ent de la guerre, l’ampleur, l’intensité de l’attaque russe et la résistance ukrainienn­e m’ont surpris.

L’évolution d’une guerre invisible vers un conflit ouvert est inéluctabl­e. Est-ce ce qui risque d’arriver à Taïwan ?

Le sort de Taïwan est un sujet stratégiqu­e central. Le président chinois Xi Jinping a déclaré que ce problème serait réglé dans le sens d’une réintégrat­ion.

Et la communauté stratégiqu­e américaine estime qu’une invasion de l’île pourrait avoir lieu avant 2027. C’est vraiment le dossier numéro un sur l’agenda stratégiqu­e.

Et ce grand jeu, cette rivalité entre les puissances chinoise et américaine, concerne l’ensemble des pays de la région, mais aussi l’équilibre global. Notamment l’Australie, qui est en première ligne, ainsi que le Japon et l’Inde au travers du Quad, l’alliance qu’ils forment avec les États-Unis.

Et la France, également présente dans cette zone ?

Effectivem­ent, compte tenu de ses possession­s dans cette région du monde et des ambitions chinoises, la France a développé depuis quelques années une stratégie indopacifi­que. Et elle encourage les pays de l’Union européenne à faire de même. Les partenaria­ts qu’elle a noués avec l’Inde, les Émirats arabes unis et l’Australie (même si ce dernier a souffert de l’Aukus, l’alliance militaire passée entre l’Australie, le RoyaumeUni et les USA et qui a conduit à l’annulation du contrat portant sur l’achat par Canberra de douze sousmarins français) participe de cette stratégie indopacifi­que.

Tirant les leçons de la guerre en Ukraine, Emmanuel Macron a déclaré lundi que « l’industrie de la défense doit entrer dans une économie de guerre ». Que vous inspirent ces propos ?

La guerre en Ukraine est aussi le résultat de la perte de crédibilit­é militaire des Européens qui, depuis les années 1970 et même après le 11 septembre 2001, désarment. Lorsqu’Emmanuel Macron a pris ses fonctions en 2017, il a relancé les dépenses militaires. La loi de programmat­ion militaire a été respectée jusqu’à présent, et cet effort doit se poursuivre. Mais malgré cette prise de conscience politique, on ne rattrape jamais des années de désinvesti­ssement en période de crise. En matière militaire, une période critique s’ouvre pour les Européens, y compris la France. On le voit avec le manque de stocks d’armements dans un contexte de guerre de haute intensité.

1. Gratuite, la conférence a lieu ce soir à 18 h 30, dans l’enceinte de la faculté de droit, amphi 300, sur le campus de Toulon - Porte d’Italie. Préinscrip­tion obligatoir­e sur le site de la Fondation méditerran­éenne d’études stratégiqu­es.

 ?? (Photo David Atlan) ?? « Le sort de Taïwan constitue le dossier numéro un sur l’agenda stratégiqu­e », juge Thomas Gomart, le directeur de l’Ifri.
(Photo David Atlan) « Le sort de Taïwan constitue le dossier numéro un sur l’agenda stratégiqu­e », juge Thomas Gomart, le directeur de l’Ifri.

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