Monaco-Matin

Le blocus russe menace de famine les pays pauvres

En Ukraine, « grenier de l’Europe », les silos sont pleins à cause du blocus maritime ordonné par Poutine. Des millions de personnes dans le monde pourraient en subir les conséquenc­es.

- De notre envoyé spécial en Ukraine, PATRICK FORESTIER

Il ne faut pas rouler bien longtemps sur la route à quatre voies qui mène à l’est pour se rendre compte des dégâts. À peine passée la sortie de la capitale, apparaisse­nt les premiers immeubles brûlés dans les féroces combats qui devaient permettre il y a quatre mois au corps expédition­naire russe de prendre Kiev. Ils ont été empêchés par la résistance farouche des soldats ukrainiens. Hangars et hypermarch­és ne sont plus que des amas de tôles froissées détruits par les obus. «Les chars russes ont même traversé un cimetière pour rejoindre leurs positions », souffle, outrée, Nadia, ma traductric­e.

« Dans cette zone, il y a eu une centaine de morts »

La plupart des stations-service ont brûlé. Une usine de médicament­s est noircie par les flammes. Ses stocks de pilules, de flacons, d’injections partis en fumée font aujourd’hui cruellemen­t défaut sur le front. « Dans cette zone, il y a eu une centaine de morts », lâche Nadia, le visage fermé.

Plus loin, il faut faire un détour pour rejoindre Makariv. L’échangeur n’est plus qu’un amas de béton. Les Ukrainiens l’ont détruit pour ralentir la progressio­n des blindés russes. Sur le pont étroit qui enjambe la rivière Tétériv, des ouvriers réparent le tablier avec leurs engins de chantier. Ce sont les habitants qui se sont cotisés pour payer les travaux. Le dôme doré d’une église orthodoxe russe a été endommagé par des tirs. Commissari­at de police, bureau de poste et magasins ont brûlé. Dans les postes de combat à la sortie de Makariv, des militaires de la garde nationale armés de kalachniko­v. Même si le front s’est déplacé à l’est, l’état-major n’écarte pas l’éventualit­é d’une nouvelle offensive russe venant du nord. Autour, les immenses champs de céréales qui font de l’Ukraine le grenier de l’Europe en étant le 4e exportateu­r mondial de blé, grâce au tchernozio­m, les fameuses terres noires du pays, un des sols les plus fertiles de la planète.

« Il y a 3 jours, un tracteur a sauté sur une mine »

La petite route serpente entre des parcelles de plusieurs dizaines d’hectares semées de maïs et de tournesol, dont l’huile est devenue rare et chère dans nos supermarch­és. Une carcasse de blindé rouille sur un talus. Des paysans enlèvent les gravats de leurs maisons détruites. L’usine qui permettait de faire sécher le blé est à moitié effondrée.

La ferme Svitanok n’a pas été épargnée. Son propriétai­re est dans la cour. « On était situé au milieu des lignes », raconte Yvan Mischtchen­ko. À 66 ans, il est resté caché dans le sous-sol jonché de paille humide de sa masure en ruines, à côté de ses rosiers en fleurs. Il a tenu grâce à ses bocaux de champignon­s et des boîtes de conserve. Des carcasses d’animaux jonchent les enclos détruits. « J’avais 48 vaches. La moitié sont mortes, tout comme les trois-quarts de mes cochons. Pourquoi Poutine nous fait-il la guerre ? s’interroge-t-il. Khrouchtch­ev et Brejnev étaient bien ukrainiens. » Son problème actuel, ce sont les céréales de la récolte précédente, qu’il a encore sur les bras. « Cent tonnes sont stockées ici. Cinquante de blé. Le reste, c’est du mil et de l’orge », dit-il devant un amas de grains stockés sur une bâche. Avant de semer, il a passé ses 120 hectares au peigne fin avec son fils Roman. « On a sorti des morceaux de roquettes, des éclats d’obus », raconte-t-il en montrant un petit tas de ferraille kaki. «Je crois qu’on n’a rien laissé, ajoute-til. Mais il y a 3 jours, un tracteur a sauté sur une mine à côté d’ici. » Yvan a pu semer, mais il est inquiet pour écouler la prochaine récolte. Les silos sont pleins à cause du blocus maritime de la mer Noire ordonné par Poutine. Sa marine empêche les vraquiers de venir charger au port d’Odessa, quitte à provoquer une crise alimentair­e sans précédent.

« Les Russes utilisent le blé comme une arme »

Cent millions d’Égyptiens risquent de connaître la famine sans le blé russe et ukrainien. Des émeutes de la faim sont à prévoir, avec ses conséquenc­es migratoire­s pour l’Europe. Au Maghreb aussi, tout comme au Nigeria, mastodonte de 215 millions d’habitants. «22millions de tonnes de céréales sont bloquées à cause des Russes, qui utilisent le blé comme une arme », peste dans son bureau de Kiev Léonid Kazachenko, président de la Confédérat­ion agricole ukrainienn­e. 50 millions de tonnes vont arriver à la prochaine récolte. On en exporte par train par la Pologne, mais ce n’est pas suffisant. L’écartement des voies est différent. Il faut changer les bogies (chariots situés sous les véhicules ferroviair­es, sur lesquels sont fixés les essieux, Ndlr) de chaque wagon, qui sont soulevés avec une grue. Du côté de la Roumanie, Poutine a fait bombarder deux fois le pont de chemin de fer de Zatoka, pour interdire l’évacuation des céréales vers le port de Constanta. Là aussi, on construit de nouvelles voies. Pendant ce temps, les Russes volent le blé dans les régions qu’ils contrôlent, pour l’emmener chez eux, explique-t-il. Avant d’ajouter : « Ce blocus risque de plonger des continents entiers dans le chaos. Autant que la guerre elle-même ».

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(Photos Patrick Forestier) Yvan Mischtchen­ko, agriculteu­r ukrainien de Makariv, est inquiet pour ses récoltes. Il ignore complèteme­nt comment il réussira à les écouler.
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« Ce blocus risque de plonger des continents entiers dans le chaos. Autant que la guerre elle-même », affirme Léonid Kazachenko, président de la Confédérat­ion agricole ukrainienn­e.
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