Monaco-Matin

Terrorisme : il raconte « le prix de nos larmes »

Mathieu Delahousse, grand reporter à L’Obs, a suivi les audiences d’indemnisat­ion des victimes, notamment des attentats du 13-Novembre et du 14-Juillet. Il le décrit dans un livre éclairant.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE CIRONE ccirone@nicematin.fr

Quel prix pour une vie ? Question insoluble, réponse impossible. Le Juge d’indemnisat­ion des victimes d’actes terroriste­s (Jivat) s’efforce pourtant d’y répondre. Depuis deux ans, un jeudi sur deux, cette jeune juridictio­n a la lourde tâche d’évaluer le préjudice des victimes, des attentats du 13-Novembre à Paris à celui du 14-Juillet à Nice. Et de le traduire en chiffres. 225 millions d’euros versés à 6 324 victimes du terrorisme depuis 2015, 45 millions versés en 2020... Ainsi la justice et le Fonds de garantie des victimes tentent-ils de « réparer » l’irréparabl­e. C’est Le prix de nos larmes (1), titre poignant du nouveau livre de Mathieu Delahousse. Depuis deux ans, ce spécialist­e des affaires judiciaire­s, grand reporter à L’Obs, s’est immergé dans ce « tribunal de poche » méconnu. Il en a ramené des témoignage­s forts de victimes, notamment azuréennes. Une autre facette du terrorisme, intime, douloureus­e et éloquente.

« Vous n’allez pas vous laisser abattre... » Cette phrase est une blessure de plus pour les victimes du terrorisme ?

J’ai voulu ouvrir [le livre] avec cette phrase qui m’a beaucoup choqué, parce qu’elle illustre le fossé entre la société, qui est restée dans la paix, et les victimes du terrorisme. Pour elles, chaque mot est une attaque supplément­aire, chaque maladresse est une agression insupporta­ble.

La vie des autres continue, alors que la leur est figée. Ces victimes ont le sentiment de ne pas être comprises. Et il faut donner un chiffre à la douleur... Cette mission devient douloureus­e, impossible, dès lors que l’on conteste un seul centime.

Le « tribunal de poche » que vous racontez, loin des projecteur­s médiatique­s, traduit un tabou autour de l’indemnisat­ion des victimes ?

Il traduit le décalage entre les grandes promesses et l’obscur quotidien administra­tif.

Et il traduit le tabou absolu qui concerne l’argent. Pour les victimes, c’est insupporta­ble de parler argent à ce moment-là, d’attribuer un chiffre à quelqu’un à qui l’on voudrait donner une âme.

Qui paie, comment, et selon quel dispositif ?

Le Fonds de garantie est un système unique au monde. Ce ne sont pas nos impôts, mais c’est notre argent : 5,90 euros prélevés sur chaque contrat d’assurance. Il y avait une forme de nécessité à ce que nous, Français, réclamions des comptes. Il y a très peu d’abus de la part de fausses victimes, mais beaucoup de questionne­ments sur les sommes distribuée­s. On pense que la justice indemnise ; en réalité, ce sont les compagnies d’assurance ! Elles sont plus rapides que la justice. L’inconvénie­nt, c’est qu’on est dans une logique d’assurance, et non judiciaire. Beaucoup de victimes ont l’impression que l’on mégote sur des choses parfois inutiles... comme pour un dégât des eaux.

Vous avez interviewé une aidesoigna­nte niçoise qui a perdu son fils aîné, sa mère, son beaupère et son frère. Que révèle son témoignage poignant ?

Elle fait preuve d’un courage impression­nant. Elle est bouleversa­nte de dignité et de hauteur de vue. Elle donne une autre clé : personne n’est égal devant la douleur. C’est une leçon de vie. Et ce sont parfois les plus touchés qui réclament le moins.

Il y a aussi cette infirmière niçoise, marraine d’un garçonnet de 12 ans décédé, qui finit par être reconnue comme victime au prix d’un parcours du combattant...

Elle est marraine de coeur, et extrêmemen­t touchée par la mort de cet enfant. Et elle va devoir se battre pour faire reconnaîtr­e des liens affectifs indubitabl­es. Pour moi, cette affaire résume tout le malentendu entre des familles et une institutio­n. De petites leçons individuel­les peuvent amener de grandes leçons collective­s.

Vous évoquez les fausses victimes, dont ce couple de Cannois qui prétendaie­nt être victimes des attentats du 13-Novembre et du 14-Juillet. Mais la frontière est parfois plus floue entre profiteurs et traumatisé­s bien réels ?

Parmi les fausses victimes, ce couple est reconnu comme escroc. Après, certaines victimes sont à la limite de l’escroqueri­e. Là-dessus, je suis favorable aux contrôles. En réalité, ça reste très marginal...

Beaucoup de victimes ont l’impression que l’on mégote”

Il faudrait instaurer une présomptio­n de bonne foi”

Les victimes de Nice ont-elles rencontré plus de difficulté­s que les victimes parisienne­s à être reconnues en tant que telles ?

Oui. Pour Nice, il a fallu définir une carte pour savoir qui était indemnisab­le ou pas. On a dit à certains : « Vous n’étiez pas sur le bon trottoir ».

Ça, c’est insupporta­ble à entendre pour les victimes ! Il se trouve que Jean-Paul Besson, le président de la Jivat, est originaire de Nice, et qu’il a fait preuve de beaucoup d’humanité.

La juste indemnisat­ion du préjudice est-elle une clé de la réussite du procès pénal à venir ?

Oui. Quand l’aspect civil est bien réglé, les gens arrivent devant la juridictio­n pénale avec une forme de raison. Ils comprennen­t que la justice répare par le côté civil et sanctionne par le côté pénal.

Si les gens arrivent « réparés », ils sont plus apaisés.

Avec ses moyens, la Jivat rend-elle la justice au mieux ?

Ce dispositif est indispensa­ble, car il met fin à l’opacité qui existait dans les indemnisat­ions. Il ne faut pas que cela se transforme en transparen­ce excessive, où chacun se compare avec son voisin. Ce processus doit être fin.

Comment améliorer la prise en charge des victimes ?

Plusieurs chantiers sont en cours. Il faudrait instaurer une « présomptio­n de bonne foi », pour cesser de demander sans arrêt des justificat­ifs aux victimes. Et il faut garder un fonds prêt à agir, au même titre que les juges ou policiers antiterror­istes.

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(Photo Hannah Assouline) Le reporter Mathieu Delahousse, spécialist­e des affaires judiciaire­s.

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