Monaco-Matin

« Il n’est pas sûr que la Turquie puisse intervenir en Syrie »

Après l’attentat à la bombe qui a fait six morts à Istanbul, Erdogan envisage de lancer une opération militaire terrestre en Syrie. Le décryptage de Jean Marcou, spécialist­e de la Turquie.

- PROPOS RECUEILLIS PAR P.-L. PAGÈS plpages@varmatin.com

Pour justifier sa volonté d’intervenir militairem­ent, la Turquie accuse le Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK) d’avoir commis l’attentat du 13 novembre à Istanbul. Cet attentat a-t-il été revendiqué ?

Non, l’attentat n’a pas été revendiqué par le PKK. Mais plus que le PKK, c’est sa branche syrienne, à savoir le Parti de l’union démocratiq­ue (PYD) et les Unités de protection du peuple (YPG), ses milices armées installées à Kobané, que le président Erdogan accuse d’avoir commandité l’attentat de l’avenue Istiklal à Istanbul. L’auteure présumée de cette attaque à la bombe, une jeune Syrienne arrêtée dix heures à peine après l’explosion de la bombe, a d’ailleurs reconnu avoir été rémunérée par la branche syrienne du PKK. Mais cette arrestatio­n pour le moins rapide a fait naître quelques suspicions…

Vous voulez dire que la Turquie fait de cet attentat un prétexte pour s’attaquer une nouvelle fois aux Kurdes ?

C’est plus compliqué que ça. Si la Turquie lance une opération militaire terrestre en Syrie, ce ne sera pas la première. Depuis 2016, dans le but d’éviter d’avoir une frontière avec une région kurde syrienne, la Turquie a en effet multiplié les interventi­ons militaires en Syrie. Ce qui lui a permis de prendre le contrôle d’Afrin et de la rive ouest de l’Euphrate, mais pas de la rive est. L’idée d’intervenir militairem­ent sur Kobané a ressurgi l’été dernier, au moment où la Suède et la Finlande, qui accueillen­t nombre de réfugiés kurdes, ont fait leur demande d’adhésion à l’OTAN. La Turquie y a vu une occasion de « monnayer » son vote en échange de l’expulsion par les deux pays scandinave­s de Kurdes jugés proches du PKK. Pour autant, une interventi­on militaire terrestre de la Turquie n’est pas garantie.

Pour quelles raisons ? Professeur à Sciences Po Grenoble, Jean Marcou est spécialist­e de la Turquie.

De nombreux pays n’y sont pas favorables. En premier lieu la Russie, très présente en Syrie et qui a permis à Bachar el Assad de se maintenir au pouvoir. L’Iran y est également hostile. Pas uniquement pour des raisons religieuse­s opposant les Turcs sunnites aux Perses chiites, mais parce qu’au travers de la Syrie, l’Iran a accès à la mer Méditerran­ée et à son ennemi Israël. Enfin les États-Unis qui, malgré le retrait des troupes américaine­s du territoire syrien décidé par Donald Trump, continuent d’aider les Kurdes à combattre Daech. Or, tout affaibliss­ement des forces kurdes (FDS et YPG) pourrait permettre aux cellules de Daech de ressurgir. Les États-Unis ne laisseront pas faire.

On le sait : le Président Erdogan est un allié pour le moins turbulent qui n’en fait qu’à sa tête...

Oui, mais les États-Unis ont un atout de poids. La Turquie, déjà privée des F-35 américains pour avoir acquis des systèmes de défense antiaérien­ne russes S400, a besoin de rajeunir sa flotte d’avions de chasse. Pour cela, elle envisage d’acheter une quarantain­e de F-16 neufs, ainsi que des kits de modernisat­ion pour sa flotte actuelleme­nt en service. Si elle s’entête, les négociatio­ns avec les États-Unis pourraient s’arrêter net.

Pour Erdogan, outre l’interventi­on militaire, c’est son projet de créer un « no man’s land » entre la Turquie et la Syrie, et d’y installer les réfugiés syriens, qui tomberait à l’eau ?

Le vieux rêve turc de créer une zone tampon pour se protéger des incursions kurdes est en effet aléatoire. Et l’opposition reproche d’ailleurs à Erdogan sa « mauvaise » gestion des réfugiés qui sont au nombre de quatre millions ! Si elle prend le pouvoir, elle affirme qu’elle négociera avec le régime de Bachar el Assad. Mais après dix ans de guerre en Syrie, il est utopique de croire que les réfugiés, qui pour certains ont fui la dictature, accepteron­t de rentrer dans leur pays.

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