Monaco-Matin

« Il dévorait toutes les pièces De céramique à »

- Photos : Patrice LAPOIRIE, Franz CHAVAROCHE, M. D. et DR

Elle exsude Picasso. Dans les recoins de Vallauris, des trésors. Encore faut-il qu’on nous les montre pour les voir. Remontez l’avenue Georges-Clemenceau sur le trottoir de droite. Arrêtez-vous au numéro 35. C’est ici même que Pablo ne coupait pas les cheveux en quatre : l’enseigne « Arias coiffure parfumerie » trône encore. Eugenio Arias oeuvrait au-dessus du crâne tempête du maître. Une fière mèche couvrait alors son illustre crâne, bientôt glabre.

Le même déracineme­nt les rapproche, tous deux réfugiés espagnols. Un lien de confiance lie les deux hommes qui font résonner les mots de leur enfance.

Des moments de complicité noués à quelques pas de l’atelier Madoura, temple de la céramique. Si aujourd’hui la bâtisse n’est qu’ombre, elle s’apprête à redevenir lumière. Un projet de réhabilita­tion de Madoura devrait être livré, selon la municipali­té, en 2024. L’idée : recréer l’atelier dans son jus, comme si Picasso était parti déjeuner et allait revenir dans quelques heures.

Un voyage temporel rendu possible grâce à la mémoire, vive, de Dominique Sassi ajoutant les couleurs perdues aux clichés noir et blanc. Durant vingt ans, cet enfant de la terre a oeuvré aux côtés du maître dans l’antre des Ramié. Suzanne et Georges.

Avant 1946, le chantre de la période bleue ne connaissai­t que la plage du Soleil de Golfe-Juan – qui s’apprête à être baptisée de son nom cette année –, ignorant les fumées de l’industrie bouillonna­nt à trois kilomètres de là. Il découvrira un trésor de créativité. Et tombera en amour devant les formes présentées par le couple Ramié « Poterie, fleurs, parfum ». Midas est arrivé.

Il transforme­ra la terre en or. Enfin… Pas tout de suite.

« À partir du moment où il s’est installé dans l’atelier Madoura, il a dévoré toutes les pièces. Dès qu’elles venaient d’être tournées, il les prenait », se rappelle Dominique Sassi qui assiste, aux côtés du tourneur Jules Agard, à la boulimie du maître. Une faim qui grignote petit à petit les finances de l’entreprise.

« Cela devenait difficile d’honorer les commandes dans ces conditions. Je me souviens d’avoir vu entrer un homme furieux qui cherchait M. Ramié. Il attendait toujours ses pièces, sa colère était vive. Après son départ, Picasso a émis l’idée que l’atelier réalise des éditions de ses oeuvres. »

Le maître crée, les artisans reproduise­nt. Ce qui varie entre les deux ? Le prix. Derrière les vitrines du musée Magnelli, à Vallauris, où trônent une partie des

3000 oeuvres originales, Gaby Giordano s’amuse : « Ça, c’est lui qui l’a fait, ça, c’est moi. »

Des visiteurs s’attardent devant une des 600 pièces éditées. Sans savoir que l’auteur se trouve juste à leurs côtés. Surréalist­e. C’est peut-être aussi ça de travailler avec Picasso : « Il ne tenait pas à ce que l’on réalise une copie parfaite. Mais il voulait qu’on reproduise le geste. » En bref, c’est l’intention qui compte.

« Il était dans son monde, lorsqu’il travaillai­t, il n’y avait plus rien autour. » L’ambiance à l’atelier ? « Vous savez, on était cinq, c’était une petite équipe. C’était calme, il y avait un silence paisible. » Contraste avec la fureur créative. Aujourd’hui, les maisons de vente s’intéressen­t de près à cette production frénétique. Leur cote monte. Pièce unique, Grand vase aux femmes voilées, s’est arraché à 524 049 euros chez Christie’s.

« Il a permis à Vallauris de rayonner dans le monde entier. » Mieux : il lui offre sa plus grande oeuvre.

En 1952, un an après la bénédictio­n de la chapelle Matisse à Vence, il bâtit son sanctuaire dans la chapelle du château de Vallauris. Il ne sera pas de pierre. Mais

Midas est arrivé, il transforme la terre en or”

3000 oeuvres originales, 600 pièces éditées”

de dix-huit panneaux d’isorel fixés sur une structure de bois épousant les voûtes du bâtiment sacré. Telle une coque de galion retournée. Conquistad­or, il sue sang et eau avec pas moins de 300 dessins préparatoi­res pour donner corps à sa grand-messe. Quinze ans après Guernica, le Malaguène dessine à nouveau la violence, le sang, la haine.

Miroir et espoir.

La Guerre et la paix se répondent, avec un avantage certain pour le clan des pacifistes mené par un guerrier au bouclier à la colombe. Immersif, ce tableau permet d’entrer dans l’oeuvre politique du maître. Elle sera inaugurée en 1959, en son absence (1). « Le Lascaux de Picasso », résume Dominique Sassi en sortant sur la place de la Libération. De là, il désigne l’ancienne mairie. « C’est ici qu’il a épousé Jacqueline Roque. »

En 1961, l’effervesce­nce règne autour de ce second mariage. « Les bans avaient été placés de manière à être le moins visible possible. Il ne voulait pas d’une horde de journalist­es pour ce jour-là. »

Les flashs ? Il les attire. Dans son sillage, le tout-Paris, le tout-Hollywood, le tout-Monde. Entre les visites de Grace Kelly, Gary Cooper et Gregory Peck, un inconnu qui gagne à être connu : le tout jeune André Villers. Soigné au sanatorium de la commune, sa silhouette particuliè­re vient frapper à la porte du peintre. C’est lui qui lui offrira son premier appareil Rolleiflex. Une amitié naît.

« Ils avaient une relation privilégié­e », raconte Gaby Giordano, lui aussi photograph­e, qui fait la rencontre d’André Villers dans la Pinède-Gould lors d’un concert du festival Jazz à Juan : « Il était à quelques mètres de moi dans la foule, je l’avais reconnu. De nature timide je n’osais pas l’aborder, c’est mon épouse qui m’a incité. » Accessible, l’artiste prend en sympathie le jeune homme qui restera jusqu’à la fin un proche.

En témoigne le cliché trônant dans le salon de sa maison de la rue Subreville.

On y voit Picasso paradant dans les rues de la cité des Potiers. Autour de sa voiture, un cortège d’habitants. Dont Gaby Giordano, 12 ans, marinière sur le dos, lunettes sur le nez. « Il avait l’habitude de prendre en photo les habitants

L’homme au mouton qui n’a jamais voulu faire partie du troupeau”

», indique-t-il en tournant les pages d’un ouvrage consacré au travail du portraitis­te disparu en 2016. Sur les tirages, le visage d’une époque. Des pitchouns en culottes courtes, des réclames d’un autre temps et Pablo, bien sûr. Pablo à La Californie, Pablo dans la chapelle, Pablo avec son pinceau.

« Ils n’avaient pas de séance de travail à proprement dit. André venait à Madoura. Des fois il devait rebrousser chemin lorsque ce n’était pas le bon moment. » Sa production, dense, livre un regard sur les années azuréennes du peintre. Évoquant son souvenir avec tendresse, Gaby Giordano désigne un cadre accroché en haut de ses escaliers. L’affiche d’une des deux exposition­s de Villers qu’il a organisée au château-musée : « 11 juillet - 31 octobre 1987, ouvert tous les jours sauf le mardi ». Là aussi, une autre époque. Une mémoire trop précieuse pour être perdue.

« Quand il travaillai­t, c’était quelque chose. Il ne respectait aucune des règles, c’est un autodidact­e qui a développé ses propres techniques. Il fallait voir les bacs qui traînaient çà et là… »

Méthode punk, résultat subtil. Tout pour plaire à « l’homme au mouton » qui n’a jamais voulu faire partie du troupeau.

1. En 1957, la chapelle devient musée national.

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Au musée Magnelli : pour distinguer les différente­s éditions, il est nécessaire de retourner les pièces pour observer leur tampon.
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En 1961, le spectacle de la corrida Picasso promet « six magnifique­s toros de la ganaderia Pouly ».
 ?? ?? Gaby Giordano (à droite), prend la pose avec son ami, le photograph­e André Villers, proche de Picasso.
Gaby Giordano (à droite), prend la pose avec son ami, le photograph­e André Villers, proche de Picasso.
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Dominique Sassi a travaillé durant 20 ans aux côtés du maître dans l’atelier Madoura de Vallauris.
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 ?? ?? Une des nombreuses affiches d’exposition sorties par l’imprimeur Arnéra. Aujourd’hui, on trouve certaines de ces linogravur­es en vente sur Internet. Notamment une de 1956 proposée à 28 000 sur le site eBay.
Une des nombreuses affiches d’exposition sorties par l’imprimeur Arnéra. Aujourd’hui, on trouve certaines de ces linogravur­es en vente sur Internet. Notamment une de 1956 proposée à 28 000 sur le site eBay.
 ?? ?? Picasso parade dans les rues de Vallauris : une photo d’André Villers sur laquelle apparaît Gaby Giordano, enfant en marinière à droite.
Picasso parade dans les rues de Vallauris : une photo d’André Villers sur laquelle apparaît Gaby Giordano, enfant en marinière à droite.
 ?? ?? En 1950, Picasso fait don à Vallauris de L’homme au mouton : la première sculpture installée dans un espace public.
En 1950, Picasso fait don à Vallauris de L’homme au mouton : la première sculpture installée dans un espace public.
 ?? ?? En 1952, Picasso concrétise son voeu dans la chapelle du château de Vallauris devenue musée national.
En 1952, Picasso concrétise son voeu dans la chapelle du château de Vallauris devenue musée national.
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L’atelier Madoura, au sein duquel la famille Ramié a accueilli le maître, doit être réhabilité.

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