Ces amis qui murmuraient à l’oreille de Mitterrand
Trois hommes de droite ont fait la courte échelle au premier Président socialiste. Sébastien Le Fol lève le voile sur les liens secrets, parfois troubles, qui les unissaient à François Mitterrand.
Comme les trois mousquetaires, ils étaient quatre. Unis comme les cinq doigts de la main. Ils se nommaient Pierre de Bénouville, François Dalle, André Bettencourt… et François Mitterrand. L’histoire, fille ingrate, a occulté les trois premiers. Seul le dernier, premier président socialiste de la Ve République, reste dans les mémoires.
Le général de Bénouville, résistant fondateur du mouvement Combat, fut pourtant le bras droit de l’avionneur Marcel Dassault. Dalle s’illustra à la tête de L’Oréal pendant un quart de siècle. Bettencourt fut ministre de De Gaulle et de Pompidou à cinq reprises. Quel aurait été le destin de Mitterrand s’il n’avait pas croisé, avantguerre, ces trois hommes profondément ancrés à droite ? Comment ont-ils aidé leur ami à conquérir le pouvoir ? Quelle a été leur influence sur les choix politiques du chef de l’État ? C’est cette histoire passionnante que Sébastien Le Fol raconte dans son dernier opus L’ancien directeur de la rédaction du Point a mené l’enquête pendant dix ans. Il a pu interroger des témoins qui ne s’étaient jamais exprimés, consulter des archives inédites. Jusqu’à livrer ce récit fouillé qui se dévore comme un roman.
Des dizaines de livres ont été écrits sur François Mitterrand, mais son amitié avec ces trois hommes n'avait jamais été décryptée. Pourquoi ?
Tous sont restés extrêmement discrets sur ce compagnonnage qui a commencé très tôt – dès le collège à Angoulême pour Bénouville, qui a servi la messe avec Mitterrand ! Ces hommes ont été témoins de tout ce que Mitterrand a voulu cacher : ses engagements de jeunesse à droite, son parcours de Vichy vers la Résistance. Ils savaient tout… et ont souvent menti pour protéger leur ami.
Dans leur jeunesse, ils partageaient la même vision du monde ?
Oui. Ils pensaient que la France vivait une forme de décadence et accusaient les élites d’avoir conduit notre pays à la défaite. Tous les quatre, très catholiques, avaient été élevés dans le mépris de l’argent. [Il sourit.] Ils se sont bien rattrapés !
Vous évoquez leurs liens avec une organisation clandestine d’extrême droite, la Cagoule ?
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Pierre de Bénouville, royaliste, était le plus radical. Après le 6 février 1934, Il s’est rapproché de la Cagoule et a avoué avoir participé à certaines actions. Mitterrand n’en a jamais été membre, mais il a entretenu jusqu’à la fin de sa vie nombre d’amitiés cagoulardes. Un homme a beaucoup compté pour eux : Eugène Schueller, le génial autodidacte qui a fondé L’Oréal, très proche de l’organisation avant-guerre. Bettencourt a épousé sa fille Liliane ; Dalle a été son successeur. À la libération, lorsque Schueller a eu des ennuis, la « bande » s’est démenée pour lui. Mitterrand a été remercié avec un job au magazine Votre beauté, édité par… Schueller.
Pendant la guerre, ils ont été séduits par le maréchal Pétain ?
Comme la grande majorité des Français, ils ont d’abord vu Pétain comme l’homme qui pouvait maintenir le pays à flot. Bénouville, le premier, a très vite déchanté et s’est engagé dans la Résistance active. Le chemin a été plus long pour Mitterrand et Bettencourt. Ils incarnent ce qu’on a appelé des « vichysto-résistants ».
Après la guerre, François Mitterrand a tout fait pour faire oublier son passage à Vichy…
À la fin des années soixante, il voulait faire l’union de la gauche. Or, il était alors un fait acquis que, pendant la guerre, la droite avait collaboré, tandis que la gauche avait résisté. La réalité était beaucoup plus nuancée.
Il y a eu des résistants de droite, et même d’extrême droite, alors que des pacifistes de gauche ont collaboré avec l’occupant.
Mitterrand a estimé, à l’époque, que son passé risquait de ne pas passer. Une destinée comme la sienne ne peut pas s’expliquer sous le seul angle de l’idéologie. C’est d’abord une aventure humaine.
Ses rapports avec Charles de Gaulle sont plus éclairants ?
Oui. Leur première rencontre, en 1943, s’est mal passée. Selon l’historien
Éric Roussel, Mitterrand n’a jamais pardonné au général d’avoir été plus lucide que lui en 1940. Il s’est longtemps défini par opposition à De Gaulle. Ça lui a permis de recevoir, au second tour de la présidentielle en 1965, le soutien du candidat d’extrême droite Jean-Louis Tixier-Vignancour. À Pierre Mendès France, qui s’en étonnait, Mitterrand a répondu : « Je ne fais pas le tri des bulletins ».
En 1946, lorsque Mitterrand se présente pour la première fois dans la Nièvre, il est perçu comme le « candidat des châteaux ». On est encore loin du Parti socialiste ?
En effet. Et cela interroge sa sincérité : dans sa « conversion » aux idées de gauche, quelle est la part de cynisme et de tactique ? Il est très difficile de le cerner. Pendant la guerre d’Indochine, il adopte plutôt une position émancipatrice de gauche. Mais au début de la guerre d’Algérie, alors ministre de la Justice, il refuse sa grâce à 45 militants du FLN condamnés à mort, qui ont été guillotinés. En 1982, contre l’avis des députés socialistes, il fait adopter une loi qui réintègre les officiers putschistes d’Alger dans le cadre de réserve, en utilisant – déjà – l’article 49.3 !
Bénouville, Dalle et Bettencourt n'ont jamais cru à la conversion à gauche de Mitterrand…
« Les Français ont élu le dernier président de droite et ils ne le savent pas », disait Bénouville à ses proches en mai 1981. Prenaitil ses désirs pour la réalité ? La relation entre ces quatre hommes n’était pas politique. Il y avait un pacte entre eux. Mitterrand connaissait la nature humaine : il a su forger des loyautés indéfectibles et susciter des amitiés amoureuses.
Ont-ils influencé les choix politiques du chef de l’État ?
Ils sont intervenus de façons différentes. Le plus actif, c’était Bénouville ! Il a joué les intermédiaires entre Mitterrand et la droite, avant et pendant la première cohabitation. Il lui a suggéré des noms pour certains postes ministériels
– et force est de reconnaître que le chef de l’État a suivi certains de ses conseils.
Ils étaient tous les quatre très catholiques ”
Le passé de Mitterrand pouvait ne pas passer… ”
En 1965, il a été soutenu par l’extrême droite ! ”
Quid de Dalle et Bettencourt ?
François Dalle, à la tête de L’Oréal, était l’un des grands patrons de l’époque. Il fait partie de ceux qui ont éclairé Mitterrand sur l’économie – et lui ont, peut-être, évité certaines erreurs regrettables. Bettencourt était le plus discret de la bande. Une légende veut que Mitterrand ait songé à le nommer Premier ministre en 1986… mais rien ne permet de l’attester.
Évoquant ces quatre hommes, Serge Klarsfeld vous a confié : « Ce n’étaient pas les Trois mousquetaires, mais les Sept mercenaires. » Vous souscrivez à ce point de vue ?
L’histoire de ces quatre provinciaux qui ont conquis la France est un mélange des Trois mousquetaires de Dumas et des conjurés du Cinq-Mars d’Alfred de Vigny.
La vie de François Mitterrand conserve une part d'ombre ?
L’un de ses amis, André Rousselet (3), lui a demandé à la fin de sa vie : « L’homme qui vous connaît le mieux, quel pourcentage de connaissance a-t-il ? » Mitterrand a répondu : «30%!» Dans les 70 % qui restent, il y a encore beaucoup de mystères à éclaircir. 1.Enbandeorganisée-Mitterrand,lepactesecret, de Sébastien Le Fol, éditions Albin Michel,
280 pages, 21,90 euros.
2. Cette organisation anticommuniste, antisémite, antirépublicaine et proche du fascisme, était active dans les années 1930.
3. Il fut notamment le fondateur de Canal +.