Monaco-Matin

« Le droit de mourir fait partie des droits de l’homme »

- ANDRÉ COMTE-SPONVILLE Philosophe

On n’a pas choisi de naître, ni d’être mortel. Mais on a le choix, parfois, du moment et des modalités de sa mort. C’est l’une de nos libertés, certes pas la plus importante (le droit de vivre est plus précieux que le droit de mourir) mais la dernière : quand on ne peut plus que subir ou mourir, souffrir, parfois atrocement, ou décider de s’en aller. Liberté ultime et hypothétiq­ue (nul n’est tenu de s’en servir), mais qui éclaire rétrospect­ivement chaque jour, faisant de notre vie le contraire d’une fatalité ou d’une obligation. Je n’ai pas choisi de naître, mais je ne continue à vivre que parce que je le veux bien.

Les Anciens voyaient dans la mort volontaire un acte légitime, parfois admirable. Montaigne leur donne raison : « Le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clé des champs » (Essais, II, 3). C’est spécialeme­nt vrai lorsqu’on souffre trop durement d’une maladie incurable : « Il est temps de mourir lorsqu’il y a plus de mal que de bien à vivre ; conserver notre vie pour notre tourment et malheur, c’est choquer les lois mêmes de nature » (Essais, I, 33). Ou pour le dire dans mon langage, et pensant aux lois des hommes plutôt qu’à celles de la nature : le droit de mourir (si on le décide en étant sain d’esprit) fait partie des droits de l’homme. Pourquoi parler du suicide, dans un article sur l’euthanasie ? Parce que l’euthanasie, lorsqu’elle est demandée par le patient lui-même, n’est pas autre chose qu’une assistance médicale au suicide. Or, il se trouve que cette assistance, en France, est interdite par la loi.

Incohérenc­e

J’y vois une incohérenc­e : le suicide, dans notre pays, n’est pas un délit ; pourquoi l’assistance au suicide en serait-elle un ?

On m’objectera que je n’ai pas besoin, pour me suicider, de l’aide d’un médecin. Soit, quoique ce soit souvent difficile ou douloureux. Souvenez-vous du philosophe Gilles Deleuze, à 70 ans, souffrant d’une très grave insuffisan­ce respiratoi­re, contraint, pour en finir, de se jeter par la fenêtre du 5ème étage… Qui se souhaite, ou à ses enfants, une fin pareille ? Au demeurant, la plupart des demandes d’euthanasie portent sur des situations où le suicide, sans aide, est à peu près impossible. Comment le jeune Vincent Humbert, paralysé des quatre membres, aurait-il pu, de lui-même, mettre fin à ses jours ? C’est une exception ? Au contraire ! Ce sont les cas, de très loin, les plus fréquents, même sans handicap majeur. Essayez de vous suicider à l’hôpital ou dans un EHPAD, vous m’en direz des nouvelles !

Condamnés à vivre

Or, c’est là, pour l’immense majorité d’entre nous, que nous finirons notre existence, parfois pendant des mois ou des années. Tant que l’assistance au suicide y est interdite, le suicide, de fait, l’est aussi : nous voilà condamnés à vivre, y compris lorsque nous n’y trouvons plus que souffrance­s ou humiliatio­ns, que détresse ou malheur. Ma vie alors devient comme une prison : si je ne suis plus libre de mourir, je ne suis plus libre non plus de vivre. Comment une démocratie libérale, et de quel droit, peut-elle décider à ma place si ma vie vaut ou non la peine d’être vécue ? Le droit de mourir fait partie des droits de l’homme. Pourquoi nous priver de ce droit quand nous ne pouvons plus – parce que nous sommes trop vieux, trop handicapés ou trop malades – l’exercer seul, c’est-à-dire, hélas, quand nous en avons le plus besoin ?

> Les propos, remarques et commentair­es exprimés dans les tribunes libres que nous publions n’engagent que leurs auteurs.

Les Anciens voyaient dans la mort volontaire un acte légitime, parfois admirable.”

André Comte-Sponville vient de publier aux éditions Puf son dernier ouvrage :

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 ?? (Repro DR) ?? La clé des champs et autres impromptus, recueil de douze essais, dont un sur l’euthanasie, dont s’est inspiré l’auteur pour la tribune qu’il nous livre.
(Repro DR) La clé des champs et autres impromptus, recueil de douze essais, dont un sur l’euthanasie, dont s’est inspiré l’auteur pour la tribune qu’il nous livre.
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