Monaco-Matin

Boris Akounine : « Les erreurs de l’Occident avec Poutine »

« Diaboliser les Russes et les oligarques a prolongé la guerre en Ukraine », analyse l’auteur à succès, opposant classé « terroriste » par la Russie, qui vit en exil à Londres depuis 2014.

- PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-MARC VINCENTI jmvincenti@nicematin.fr

L’écrivain et opposant russe Boris Akounine, de son vrai nom Grigori Chalvovitc­h Tchkhartic­hvili, qui depuis 2014 vit en exil entre Londres et Saint-Malo, où il passe ses vacances, a été placé le 18 décembre par les autorités russes sur la liste des personnali­tés « terroriste­s et extrémiste­s », puis sur celle des « agents étrangers » le 12 janvier. Ses comptes personnels ont été gelés et ses livres interdits à la vente en Russie. Spécialist­e de la littératur­e japonaise et historien, l’auteur aux plus de 30 millions de livres vendus est l’un des écrivains contempora­ins russes les plus connus – surtout pour ses romans policiers historique­s, dont la saga des enquêtes d’Éraste Pétrovitch Fandorine (1), un détective sous l’époque tsariste. Il s’était prononcé en 2014 contre l’annexion de la péninsule ukrainienn­e de Crimée, avant de s’exiler.

Vous venez d’être classé « terroriste » par la Russie. Quel est votre ressenti ?

Ma première réaction est que tout ceci est absurde. En Russie, les livres n’ont plus été interdits depuis l’époque soviétique. Et aujourd’hui, ce genre de censure est quotidienn­e. D’autres écrivains ont été bannis par la Russie de Poutine, de même que des musiciens. Le pouvoir délivre des mandats d’arrêt internatio­naux de manière complèteme­nt folle. À l’encontre d’un sénateur américain ou d’un cadre de Meta, par exemple.

Cela vous surprend ?

Non, je me suis résigné à ne plus l’être. Tout peut arriver maintenant que ce régime passe de l’autocratie au totalitari­sme à une vitesse effrayante. Je suis d’ailleurs inquiet pour beaucoup de gens bien qui sont restés en Russie.

Vous êtes l’un des cofondateu­rs du projet « La vraie Russie »...

Nous sommes trois cofondateu­rs du projet Nastoïacht­chaïa Rossia

(« La vraie Russie »), né en 2022 : l’économiste Sergueï Gouriev, enseignant à Sciences Po Paris, le danseur et chorégraph­e Mikhaïl Barychniko­v, qui vit à New York, et moi. Avec « La vraie Russie », l’idée était d’aider les réfugiés ukrainiens. Nous avons commencé à collecter des fonds auprès de la

diaspora russe pour les soutenir. C’est une organisati­on totalement humanitair­e, qui n’a rien de politique. Dans ce cadre, nous finançons aussi des projets plus modestes, comme l’achat d’une prothèse pour ceux qui ont perdu un bras ou une jambe. Nous avons aussi aidé une librairie qui a été bombardée. Et nous soutenons aussi les réfugiés russes qui ont tout perdu. Notre organisati­on a été déclarée indésirabl­e par le gouverneme­nt de Poutine. Cela signifie que tous ceux qui nous aident sont considérés comme des criminels.

Comment expliquez-vous qu’une grande partie des Russes soit aussi fière de la politique de Poutine ?

Il faut comprendre ce que c’est de vivre avec les règles d’un régime totalitair­e. Vous ne pouvez pas dire ce que vous pensez. Si l’on devait comparer avec une période française, ce serait celle du régime de Vichy. Ceci dit, une partie de la population est sincèremen­t pro-Poutine. En gros, la population russe est divisée en deux : ceux qui s’informent par la télé, relais de la propagande du pouvoir, et ceux qui s’informent par Internet.

Dans sa dernière interview à un journalist­e américain (l’ancien présentate­ur ultraconse­rvateur de Fox News, Tucker Carlson), Poutine assure qu’une défaite

contre l’Ukraine est impossible. Peut-on encore discuter avec lui ?

Absolument pas ! Poutine n’a plus le choix. Il est l’otage d’une situation qu’il a créée. Il ne peut pas admettre sa défaite, sinon il perdrait du pouvoir. Il doit aller jusqu’au bout. Et ce, alors qu’il a le contrôle de l’arme nucléaire…

La réaction de l’Europe a-t-elle été suffisamme­nt ferme ?

Je pense que beaucoup d’erreurs ont été commises par l’Occident. Si la guerre en Ukraine s’est prolongée, c’est à cause de ces erreurs. La première a été de diaboliser la population russe plutôt que le totalitari­sme.

Or, vous devez comprendre qu’il n’y a que les Russes eux-mêmes qui pourront renverser Poutine. Les diaboliser a renforcé l’unité autour de lui et l’a aidé à survivre. Une autre erreur a été de bannir les oligarques russes plutôt que de les accueillir à bras ouverts. L’Occident a multiplié les sanctions contre tous ces milliardai­res, et certains d’entre eux, qui détestent Poutine, n’ont eu d’autre choix que de rentrer en Russie avec tout leur argent. S’ils avaient eu le choix, ils auraient émigré. L’Occident a fait le choix du populisme.

Les élections américaine­s approchent. Craignez-vous la victoire de Donald Trump ?

Je ne suis évidemment pas fan de Donald Trump. Tous les espoirs de Poutine reposent sur sa réélection comme président des États-Unis. Il espère qu’une fois Président, Trump l’aidera à sortir de cette situation compliquée. L’issue de la guerre dépend pour beaucoup du résultat de cette élection. Je pense qu’il ne se passera rien avant.

Dans ce contexte, quel est le pouvoir de la littératur­e ?

Ce que je peux vous dire, c’est que les livres des écrivains bannis deviennent des fruits défendus, ce qui les rend savoureux ! En plus, à l’époque de la lecture digitale, interdire des livres n’a pas trop de sens.

Pensez-vous revenir un jour en Russie ?

J’ai quitté la Russie il y a dix ans après l’annexion de la Crimée, et je n’ai pas l’intention d’y retourner avant qu’elle ne redevienne une démocratie. De toute façon, je ne peux pas actuelleme­nt y revenir, car je serais immédiatem­ent arrêté. Mais je vis à Londres dans un endroit magnifique,

et je travaille beaucoup. La Russie actuelle ne me manque pas, je n’ai pas envie de voir mon pays oppressé et humilié.

Avez-vous encore des proches là-bas ?

Oui, j’y ai encore des amis, mais c’est devenu problémati­que de correspond­re avec eux. En Russie je suis considéré comme terroriste. Je ne veux donc pas les mettre en danger en correspond­ant avec eux. D’autant plus que le FSB, le service de renseignem­ent russe, est connu pour intercepte­r et lire les e-mails et écouter les conversati­ons…

Vous sentez-vous menacé ?

Non. Et ne me dites pas que je suis courageux. Quand vous vieillisse­z comme moi, vous ne ressentez plus la peur. C’est un privilège de l’âge.

La Russie de Poutine, c’est le régime de Vichy”

L’Occident a fait le choix du populisme”

Pourquoi dites-vous que l’histoire se répète en Russie ?

Parce qu’il y a actuelleme­nt de nombreux prisonnier­s politiques en Russie. En octobre, j’ai envoyé un questionna­ire à des prisonnier­s politiques. J’ai rassemblé leurs réponses, je les ai commentées et j’en ai fait un livre. Parce qu’ils ont besoin de l’attention du public. Si Alexeï Navalny était très connu [mort en détention le 16 février, trois jours après la réalisatio­n de cette interview, Ndlr], les autres sont des anonymes. Évidemment, l’argent des ventes du livre reviendra à ces prisonnier­s. Mais plus que d’argent, ils ont besoin de soutien moral.

Ils ont besoin qu’on leur écrive. 1. En poche aux Éditions 10/18, collection Grands Détectives.

 ?? (Photo DR) ?? « Les terroriste­s m’ont déclaré terroriste », a réagi l’opposant Russe Boris Akounine sur son profil Facebook.
(Photo DR) « Les terroriste­s m’ont déclaré terroriste », a réagi l’opposant Russe Boris Akounine sur son profil Facebook.

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