Nicolas Philibert « UNE PSYCHOLOGIE DE L’ÉCOUTE »
Avant de présider l’OEil d’Or, qui attribuera en mai prochain un prix au meilleur documentaire du Festival de Cannes, le réalisateur clôt son triptyque en milieu psychiatrique avec « La Machine à écrire et autres sources de tracas ».
En dépit du sujet douloureux, vos trois films sont imprégnés d’une certaine douceur. Ce mot a-t-il été essentiel dans votre démarche ?
Ce n’est pas le mot qui me viendrait en premier à l’esprit, mais je l’accepte volontiers, parce qu’en effet, ce terme s’oppose, quelque part, à celui de violence qui est si souvent – à tort à mon avis – utilisé lorsqu’on parle des gens soignés en psychiatrie. On leur prête toujours une prétendue dangerosité et ils sont généralement considérés à travers ce prisme…. Bien entendu, il arrive qu’il y ait des faits divers, mais dans leur immense majorité, ces patients sont des gens inoffensifs qui sont plus effrayés qu’effrayants. Ce mot « douceur » a aussi du sens, car ils sont aussi hypersensibles. Pas toujours doux, puisqu’ils peuvent être en colère, angoissés, élever la voix, mais un lieu comme l’Adamant repose sur une psychologie de l’écoute, ce qui n’est pas si fréquent aujourd’hui, où nous sommes dans un monde bruyant, avec beaucoup de soliloques, de gens qui parlent sans s’écouter.
Cette écoute est également au centre du second volet « Averroès & Rosa Parks », alors que le troisième, « La Machine à écrire et autres sources de tracas » montre davantage des gens qui ont besoin de faire entendre leur désarroi….
Les trois films se distinguent déjà par leur contexte, leur espace. L’Adamant est un centre de jour sur la Seine, Averroès et Rosa Parks sont deux unités hospitalières de l’Hôpital Esquirol, dans le Val-de-Marne. Un endroit déjà plus austère. Dans « La Machine à écrire » nous sommes au domicile de quelques patients. Ce sont trois déclinaisons de la même psychiatrie, qui essaie d’accueillir la parole des patients et à les aider à retrouver un peu d’élan. Cela passe par une quantité de petites choses, de petits gestes comme le fait de se rendre chez eux pour les aider à réparer, à bricoler un appareil défectueux ou un objet qui ne fonctionne pas à la maison. Par exemple, lorsque l’une d’elles, Muriel, reçoit deux soignants qui se penchent sur son lecteur de CD, il y a un peu de poussière, mais manifestement pas grandchose… Et tout d’un coup, la platine remarche, on entend la voix de Janis Joplin. Instantanément, elle se lève et propose du café. Elle retrouve ce fameux élan vital.
On peut également penser que cette femme, comme les autres patients que vous filmez, cherche inconsciemment à rompre une solitude qui la ronge…
Bien sûr, ce sont des prétextes… Mais pas seulement parce que les objets en question sont une de leurs raisons de vivre. Quand tout d’un coup, le lecteur de CD ne fonctionne pas, le silence s’installe et ce silence l’oppresse, l’agresse. De la même manière, la machine à écrire est, pour Patrice, un prolongement de lui-même. Depuis des années, il voit ça comme un rite : tous les matins, il écrit un poème à la main et lorsqu’il l’a terminé, il le tape… Ça le tient debout. Ce sont donc des objets qui les aident à tenir dans le monde.
De quelle manière vous êtes-vous imprégné du quotidien des quatre personnes que vous filmez dans « La Machine à écrire » ?
La réalisation est à l’image de ce que je montre, c’est-à-dire très artisanale. Je n’ai fait aucun repérage et je n’avais jamais été chez ces personnes avant de tourner. Par la suite, j’ai voulu étoffer en retournant une ou deux fois chez certains d’entre eux, mais je n’ai rien gardé de ces visites complémentaires car je préférais garder ces scènes à l’état brut, ce côté « première fois ». Là, il ne s’agit pas de filmer une intention, mais un geste spontané. Les soignants viennent en habits de bricoleurs plutôt qu’en blouse blanche, on les accueille et la relation s’inverse puisque d’habitude ce sont les patients qui se rendent au centre de jour ou au CMP (NDLR : Centre médico-psychologique) pour une consultation.
« J’aime dire que je ne fais pas des films sur la psychiatrie, mais en psychiatrie. »
Vous n’hésitez pas également à briser le quatrième mur en dialoguant parfois avec les patients. L’idée est de briser la glace et de favoriser la confession ?
Je tiens la caméra, donc, je suis proche. Avec eux. J’aime dire que je ne fais pas des films sur la psychiatrie, mais en psychiatrie. Dans « Sur L’Adamant », on entend ma voix plusieurs fois… Il ne s’agit pas de se cacher. Et si sur le second volet, je suis plus en retrait, puisque je capte des entretiens, je suis pourtant bel et bien là. Dans un documentaire, on essaie toujours de faire en sorte que la présence d’une caméra change le moins possible le comportement des uns et des autres et les soignants ont joué le jeu. Ils ont pris des risques, sans chercher à se montrer sous leur meilleur jour. On les voit un peu ramer, avoir certains automatismes, être poussés dans leurs retranchements… Dans tous les cas, il ne s’agit pas de se faire oublier, mais de se faire accepter.