Le capitaine du bateau livre
Le vendredi soir était une parenthèse enchantée. D’abord, parce qu’il n’y avait pas classe le lendemain. Ensuite, parce que Bernard Pivot se matérialisait dans notre tube cathodique. En ce temps-là, l’intelligence infusait dans la*
petite lucarne aux heures de grande écoute. Des chiffres et des lettres en fin d’après-midi, Apostrophes à 21h30: le remue-méninges n’était pas réservé aux noctambules ou aux amateurs d’Arte. Troublante coïncidence, le journaliste tire sa révérence alors que la direction de France Télévisions annonce l’arrêt du programme d’Armand Jammot. Une page se tourne. On a l’impression que la culture boit le bouillon. À l’heure où les mots laids des Marseillais nous tiennent
désormais la jambe, Pivot nous embarquait sur son bateau livre. Il mettait Duras, Yourcenar, d’Ormesson et Cohen à portée de coeur, sublimant leur passion au pied de la lettre.
Dans ma famille où personne n’avait encore décroché le bac, ce rendez-vous hebdomadaire était sacré. Nous écoutions ce drôle de bonhomme qui faisait aimer les écrivains à ceux qui n’avaient pas eu la chance de recevoir la littérature en héritage. À dix ans, j’étais fasciné par la
paire de lunettes qu’il faisait virevolter au bout de ses doigts – et qui se figeait, parfois, pour tresser quelque louange ou pour accuser Paul-Loup Sulitzer de ne pas avoir écrit ses romans. Quelques années avant Renaud, Pivot nous enseignait que l’amour des livres permet de voyager de sa chambre autour de l’humanité. Et avant Jean-Jacques Goldman, qu’à coups de livres, on peut franchir tous les murs. Qui d’autre, aujourd’hui, sait transmettre ce trésor ?
« En ce temps-là, l’intelligence infusait dans la petite lucarne aux heures de grande écoute. Le remueméninges n’était pas réservé aux noctambules »