Monaco-Matin

Aires marines protégées : la surenchère du chiffre

Alors qu’un débat grandit sur l’affichage politique autour de la biodiversi­té marine, deux chercheurs décryptent les « vaines promesses et vrais enjeux » de ces espaces naturels vitaux.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SONIA BONNIN sbonnin@varmatin.com

La Grèce a décidé d’interdire d’ici à 2030 la pêche au chalut dans ses aires marines protégées. La France s’y refuse... en même temps qu’elle affiche l’ambition de protéger 30 % de ses eaux, dont 10 % en protection forte. Nageons-nous en pleine hypocrisie ?

Pour « démêler le vrai du faux », deux chercheurs se sont associés dans un travail inédit par son approche sociocultu­relle : un économiste spécialisé dans les mécanismes de la concertati­on, et une géographe experte des conflits liés à l’environnem­ent littoral. Ils signent le livre Les Aires marines protégées, vaines promesses et vrais enjeux (1), dans lequel ils passent au crible 13 Aires marines protégées (AMP), sur cinq continents. Conversati­on avec Jean-Eudes Beuret et Anne Cadoret.

Comment analysez-vous le débat actuel sur les aires marines protégées ?

Jean-Eudes Beuret La contestati­on a émergé depuis quelques années, ce qui coïncide avec un discours très volontaris­te selon lequel il faut faire plus d’aires marines protégées. Alors qu’on a des doutes sur leur efficacité, on en veut davantage. C’est une sorte de surenchère quantitati­ve. Si on ne soucie pas de leur efficacité, le leitmotiv d’en faire plus sera stérile. Anne Cadoret Notre démarche a été de nous demander quelles sont les conditions de l’efficacité des aires marines. En allant à la rencontre des acteurs de terrain, sans intermédia­ire.

Alors, que voit-on sur le terrain ?

Jean-Eudes Beuret Il existe une énorme diversité d’aires marines dans le monde. Certaines avec beaucoup d’interdicti­ons, d’autres pas du tout. Des aires où il y a un tourisme débordant. Des aires où un modèle venu

d’ailleurs est plaqué sur un territoire qui a sa propre culture. L’efficacité d’une aire tient surtout à son appropriat­ion par un territoire et sa population. Anne Cadoret Nos études de cas ont permis d’identifier des récurrence­s. On voit des dynamiques d’acquisitio­n de connaissan­ces, des volontés locales qui s’arrêtent, faute de ressources, comme dans deux cas étudiés au Chili et en Inde. La continuité du financemen­t est une condition importante.

Une autre est l’acceptatio­n par les population­s. L’aire marine protégée arrive dans un territoire qui a son histoire.

Et donc, ses propres usages ? Anne Cadoret Le risque est de créer un sentiment d’injustice ou de rejet. Une interdicti­on est d’autant mieux respectée qu’on ouvre une discussion sur la règle, voire qu’elle est co-construite. Être imposée sans dialogue, c’est le risque qu’elle ne soit pas prise en compte. Jean-Eudes Beuret La zone de non-pêche de Port-Cros, appelée zone ressource, a été élaborée conjointem­ent avec les pêcheurs profession­nels, les plaisancie­rs, les plongeurs. Et cela fonctionne ! Il faut arriver à travailler avec les acteurs locaux.

On ne peut pas faire les choses contre, ou sans, la population.

Il y a qui pour contrôler ?

Jean-Eudes Beuret On a souvent peu de moyens de contrôle. En mer, ce sont principale­ment les pêcheurs eux-mêmes qui contrôlent. Exercer un contrôle suppose souvent la participat­ion des acteurs locaux.

Quand un chalutier vient pêcher dans une aire marine protégée, en général, ce n’est pas un acteur local. Or, la France refuse d’y interdire le chalutage...

Jean-Eudes Beuret De la part du gouverneme­nt, il y a une position d’opposition radicale à l’interdicti­on du chalut de fond dans les aires marines qui est difficile à comprendre. Il faut interdire les pratiques les plus destructri­ces pour les fonds marins. Pour le reste, il convient de travailler avec les gens, faire évoluer les pratiques.

Comment considérer les aires qui ne sont que « de papier » ?

Jean-Eudes Beuret Nous avons vu plusieurs « aires de papier ». C’est l’avantage de faire des biographie­s non-autorisées, personne ne nous aurait jamais envoyés les visiter. Alors… soit on les disqualifi­e complèteme­nt, soit on s’intéresse à ce qui a déjà été fait. La bonne question à se poser est : « Comment les réactiver ? » Anne Cadoret On y trouve une connaissan­ce de la biodiversi­té, des savoir populaires… Même de papier, une aire marine peut empêcher, ou freiner un projet. Je pense au creusement d’un canal dans l’est de l’Inde, par exemple. Donc, malgré l’absence d’actions concrètes, on a un effet de protection.

Ces aires sont-elles le moyen de lutter contre l’effondreme­nt de la biodiversi­té ?

Jean-Eudes Beuret Les aires marines ont été imaginées comme des réservoirs pour reconstitu­er la biodiversi­té. En pensant que les poissons vont déborder ailleurs. Le risque de l’approche « réservoir », c’est de servir d’alibi pour ne pas changer nos pratiques. De penser qu’on peut faire n’importe quoi à côté. Une autre vision est de dire que les aires marines sont des espaces où l’on met au point des innovation­s qu’il faudrait ensuite mettre en place partout.

Si on ne se soucie pas d’efficacité, ce sera stérile”

Chalutage : l’opposition de l’exécutif est difficile à comprendre”

 ?? (Photo Jean-Eudes Beuret et Anne Cadoret) ?? Pêche, tourisme… « Une aire marine protégée ne peut pas tout résoudre », disent les chercheurs. À Zakynthos en Grèce, une zone de ponte de tortue (fond de l’anse) cohabite avec les baigneurs.
(Photo Jean-Eudes Beuret et Anne Cadoret) Pêche, tourisme… « Une aire marine protégée ne peut pas tout résoudre », disent les chercheurs. À Zakynthos en Grèce, une zone de ponte de tortue (fond de l’anse) cohabite avec les baigneurs.

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