Yona Friedman
Icône de l ’architecture utopiste, Yona Friedman s’entretient avec Octave Perrault, membre du collectif åyr, des prémices de l’architecture modulaire, des films d ’animation réalisés par l ’architecte et de
la passion qu’entretient ce dernier pour son chien.
YONA FRIEDMAN DANS
SON APPARTEMENT
PARISIEN, FÉVRIER 2017.
OCTAVE PERRAULT : En tant qu’architecte, vous avez réagi très vigoureusement contre la rigidité de l’architecture en proposant des villes suspendues au-dessus des villes existantes. Quels étaient les grands principes qui animaient la Ville spatiale ?
YONA FRIEDMAN : Le projet de Ville spatiale date de 1952 et a pris le nom d’architecture mobile à partir de 1956. C’est une architecture où l’usager est prioritaire dans la décision et non pas l’architecte. Elle est mobile parce que tous les éléments physiques de l’architecture sont mobiles. Cela veut dire d’imaginer par exemple un appartement où je puisse changer l’emplacement de toutes les parois. La Ville spatiale vient de l’idée que la structure ne peut être complètement improvisée par l’habitant pour des questions techniques et de sécurité mais qu’elle peut être faite de telle sorte que l’habitant puisse tout manipuler. Pour que les surfaces créées soient ouvertes et libres, j’ai aussi proposé que cette structure soit élevée au-dessus du sol, montée sur des piliers de 60 à 100 mètres de hauteur et contenant les escaliers et ascenseurs. Cela a intéressé les autorités dans les années 1960 alors que les nouvelles constructions impliquaient toujours l’expropriation et l’expulsion des anciens habitants, voire des démolitions. Sur demande officielle, j’ai donc proposé une grande avenue surplombant la ville sur un axe nord-sud. Mais évidemment les financiers n’ont pas accepté de faire une opération comme celle-là.
Comment ces initiatives ont-elles évolué ?
Ces dernières années, je me suis concentré sur des projets réalisables par les habitants eux-mêmes pour éviter que les questions financières n’interfèrent. Au lieu de faire une structure préfabriquée, il s’agissait donc de produire des structures qui pouvaient être assemblées par l’habitant de manière autonome. Il y a eu deux projets qui ont exploré ces idées cette année. Pour la Serpentine Summer House à Londres où l’installation est maintenant permanente, l’objet sera transformé tous les trois mois sans être démoli. Par ailleurs, cet automne, j’ai pu valider une autre proposition à Venise. Tout a commencé comme une blague lorsque j’ai déclaré que Venise était la ville la plus moderne du monde de par la séparation des circulations véhiculaires et piétonnes avec les canaux. Pour construire la structure, j’ai demandé aux organisateurs d’acheter 700 cerceaux de 90 centimètres de diamètre pour le prix d’un euro pièce. évidemment, il n’y avait là pas de problème de financement... On est donc allés en place publique et les passants, incités par les enfants qui étaient très amusés par les cerceaux, ont commencé à participer à la construction. Des inconnus s’étaient mis à construire ! Cela démontre que l’architecture peut être un art populaire. People’s architecture is possible ! Votre intérêt pour le DIY et votre lexique en général me rappelle celui du numérique et d’Internet qui se présente depuis les années 1960 comme une structure globale entretenue par les actions et interactions des individus.
C’est un moyen de communication qui permet de propager cette architecture mais ce n’est pas à mon âge que je peux m’engager dans une chose si nouvelle. Je vois indirectement par Instagram qu’il y a beaucoup de réponses à propos de mes idées, toujours d’inconnus. (Montre les structures de Venise sur son iPad) Regardez, c’est à Venise.
“Je vois par Instagram qu’ il y a beaucoup de réponses à mes idées,
toujours d’ inconnus.”
Qu’est-ce qui vous attire dans l’esthétique du déchet et de l’emballage, souvent utilisée dans votre travail ? à la Biennale de Venise de 2003, j’ai fait un mur de 20 mètres de long construit avec des emballages en polyester. J’espérais que le public se dise : “Tiens, je ferai pareil chez moi.” Je veux juste l’encourager à le faire. Je crois que la vraie démocratie est simple. Il suffit de donner une technique qui peut être utilisée et que cela reste très peu coûteux. Pour la Nuit blanche en 2004, la Ville de Paris a dû envoyer un
camion rempli d’emballages parce que tout le monde voulait participer. Je crois que les gens veulent participer au jeu. Il faut simplement oser. Les gens n’osent pas. Il y a un lavage de cerveaux collectif. Ce qui ne fait pas de cerveaux propres, bien au contraire.
Où trouvez-vous les matériaux et emballages pour vos maquettes ?
Ils viennent principalement de la cuisine. Ces sacs en plastique étaient un projet pour des vitraux d’église. Ceci est une maquette en bouchons de liège qui montre seulement les possibilités esthétiques d’une technique. Cela faisait partie du projet de logements cylindriques avec Jean Prouvé basé sur la structure de silo agricole. On avait construit un prototype à Maisons-Alfort et la maquette développait l’idée. Je fais des maquettes pour savoir que c’est faisable. On n’est jamais complètement sûrs avec les dessins. Et cela permet de voir l’objet de tous les angles.
Pouvez-vous évoquer votre Museum Without Doors (1987) ? L’idée première est que la fonction d’un musée est d’exposer quelque chose aux spectateurs. Un musée n’a donc pas besoin d’être nécessairement un bâtiment où le spectateur puisse entrer. Il peut regarder le musée comme une vitrine de magasin. Tout est exposé et on le regarde en passant. C’est un projet que je vais peut-être réaliser à Pantin l’année prochaine ou je ne construirai qu’une série de vitrines. J’ai déjà fait une version du Museum Without Doors à Côme en Italie et à Vassivière. On a prévenu le public qu’il pourrait exposer ce qu’il veut à la condition qu’il n’y ait pas d’assurance contre le vandalisme et autres dégâts. Les gens sont venus avec leurs objets pour les exposer dans une “accumulation” de boîtes de Plexiglas, qui formaient une composition.
D’un côté il y a votre travail sur la structure, et de l’autre il y a aussi tout un travail sur les symboliques et les ornements qui permettent d’infuser l’architecture de signifiants personnels ?
Je pense qu’historiquement, l’esthétique des bâtiments, et donc de la ville, a été une question de prestige mais
vous savez les gens simples sont aussi intéressés par les questions de prestige. Il faut leur donner les moyens de produire la qualité esthétique qui permet d’avoir du prestige. Dans les pays musulmans, les gens qui ont fait le pèlerinage à la Mecque dessinent cette histoire sur les murs. Ils font ça pour le prestige. Vous pouvez peindre et orner l’architecture à votre manière, avec des moyens qui ne coûtent rien, comme avec des pinceaux ou des marqueurs de couleur.
Cet attrait pour la picturalité me renvoie à vos films d’animation comme
Les négatifs qui datent de 1962 viennent d’être restaurés, cinquante ans plus tard ! Le projet est né parce que j’aimais les contes africains que je connaissais par Blaise Cendrars. On a donc voulu faire un film d’animation qui a fini par être commandé par l’ORTF (Office de radiodiffusion télévision française). Ma femme, Denise Charvein, qui était chef-monteuse, a obtenu qu’un laboratoire nous prête de l’équipement pour les prises de vue. J’ai donc fait une série de petits cubes dont chaque face était un fragment de mouvement. On faisait les films en tournant les cubes. à l’époque, le coût de l’animation était ridicule et ça pouvait aussi être fait par n’importe qui. Jean Rouch m’a même rapporté qu’il avait vu cette méthode reprise en Afrique. C’est pour cette raison que j’ai reçu le Lion d’or à Venise, pour ces films de 1962. Le jury avait compris que c’était très important à cette époque de populariser la possibilité de faire un film. La même année, j’ai ainsi proposé de créer une allocation en crédit d’équipement pour que chaque Français puisse faire ses films. Les gens du cinéma n’ont évidemment pas soutenu l’idée car, comme dans toute tentative de popularisation, le spécialiste et l’expert se sentent concurrencés. Je cherche donc la formule qui éviterait ce conflit avec l’industrie.
Les Aventures de cheveux de lion.
Qu’en est-il de votre Musée des technologies simples réalisé en Inde en 1982 ?
On l’a appelé le Musée des technologies simples car il était fait uniquement de bambou et ne coûtait que deux dollars par mètre carré/bâtiment. Pour ce projet, j’ai reçu le prix de l’Habitat des Nations unies et celui du Premier ministre japonais, après une présentation au Japon. Et il a été refait de nouveau de manière très simple, sans que j’y aille, à partir de deux dessins que je leur ai envoyés. Et d’autres personnes le reprendront, ils feront des modifications et tant mieux ! Je crois que l’ouverture est importante. Je ne propage pas cela comme un produit. Ce n’est pas pour le marché ou par dogmatisme philosophique ou religieux. Je pense que c’est simplement le bon sens animal, comme celui des chiens. D’ailleurs votre chien revient souvent dans votre travail. Vous lui avez même imaginé une île au pôle Nord... C’est amusant, la Ville de Venise m’a commandé un pavillon pour chiens pour la place Saint-Marc, d’après mon chien en particulier. En fait, c’est parce que la basilique Saint-Marc n’accepte pas que les visiteurs entrent avec leurs chiens. Ils veulent donc construire un pavillon d’attente pour les chiens. Mon chien a été mon maître à penser pour beaucoup de choses à cause de la manière dont il observe. Nous pensons trop analytiquement et bureaucratiquement. Le chien, a chaque seconde, est en face de la réalité. J’ai une petite anecdote imaginaire a ce sujet. Napoléon, officier d’artillerie, a fondé Polytechnique pour maîtriser la complexité technique et mathématique de l’artillerie. Alors que mon chien est capable d’attraper une balle que je lui lance sans avoir fait Polytechnique ! Cela montre l’importance du bon sens animal. J’ai donc appris beaucoup de choses de mon chien.
“Mon chien a été mon maître à penser à cause de la manière dont
il observe.”