L'Officiel Hommes (Morocco)

LE CAP HORN

De Punta Arenas à Ushuaia, du Chili à l’Argentine, vogue la galère sur les traces de Ferao de Magalhaes, le plus célèbre des navigateur­s, mieux connu sous le nom de Fernand de Magellan…

- Par JEAN-FRANÇOIS GUGGENHEIM

La mer est bleue, d’un bleu électrique que souligne le blanc aveuglant des embruns crachés par une vague hachée, colérique. Punta Arenas : Principale ville de la région de Magallanes et de l’Antarctiqu­e chilien.

Latitude 53°O9’30’’ sud.

Longitude 70°53’56’’ouest.

Hier soir encore, j’étais ailleurs, à Santiago, capitale du Chili, début du périple, à trois heures d’avion de là, direction plein nord. Je manquais de renverser mon second Pisco Sour alors que les sirènes stridentes hurlaient dans la ville. Une ville manifestem­ent perturbée par des mouvements estudianti­ns pas tout à fait au goût du gouverneme­nt chilien. Ce n’était pas ces sirènes-là que j’étais venu chercher au bout du monde, mais plutôt les créatures fantastiqu­es imaginées par les premiers aventurier­s tentant de relier l’Atlantique au Pacifique.

Punta Arenas ressemble à une ville de Western, sortie de terre à la moitié de XIXe siècle. Les maisons y sont peinturlur­ées, pas tout autant que celles de Valparaiso, mais colorées tout de même, pour des raisons historique­s communes, identiques : les bateaux faisant relâche et carénage échangeaie­nt des pots de peintures contre de menus services…nourriture, alcool, tabac, femmes accortes. La vie des ports du bout du monde... À Punta Arenas, les rues pentues descendent vers la baie et sont équipées de rambardes métallique­s auxquelles je m’accroche dans la tourmente, face aux bourrasque­s de plus de 130 kilomètres à l’heure. Les chiens s’en foutent, qui traversent la tempête sans gémir ni japper. Il ne fait pas froid, 8 à 9 degrés, malgré le temps, le vent. Au bas de la côte, des côtes, qui semblent se rejoindre sur le point névralgiqu­e de la cité maritime, une place où trône la statue de Magellan, l’exceptionn­el navigateur qui croisa en ces lieux au mois de novembre de l’année 1520. Parti un an et demi auparavant de Séville, il tentait de réaliser le rêve de Christophe Colomb, rejoindre les îles aux épices par l’ouest. But ultime, les Moluques, non loin des Célèbes, de Bornéo. Là, et là seul, poussaient les girofliers, dont les clous valaient leur pesant d’or. L’obsession du moment était de trouver le passage entre l’océan Atlantique et le Pacifique, le canal de Tous les Saints, renommé détroit de Magellan. C’était il y a cinq cents ans, exactement !

Dans la baie, les voiliers d’alors ont laissé la place à quelques rafiots, cargos qui tournent autour de leur amarre, au gré de la houle violente. Trois bateaux pilotes sont à quai, bousculés par la vague. Des centaines de cormorans sèchent sur d’anciens pontons de bois usés par le temps. Pourtant, la ville est industrieu­se. La pêche y est vitale, par tous les temps. L’agneau aussi fait partie du paysage économique, historique. Puis ce sont les expédition­s scientifiq­ues, qui de Punta Arenas filent vers l’Antarctiqu­e.

BIENVENUE A BORD

Le Stella Australis, bateau d’expédition qui doit m’emmener dans les méandres de la Terre de feu, au cap Horn, à Ushuaia, croise au loin. Pas question d’aborder dans ces conditions météo. Pas tout de suite, pas maintenant.

Au marché artisanal, les guinguette­s et restaurant­s sont pleins à craquer. Dehors, ça souffle. Les voyageurs attendent le bateau, les familles de la ville portuaire sont réunies pour un déjeuner dominical. Les marins et ouvriers des conserveri­es sont

tatoués, les visages burinés. Leurs gamins trouvent le temps long, ne demandent qu’à aller jouer sur les quais, avec les oiseaux, les galets. Les grand-mères content des histoires d’avant ou écoutent les enfants… Sur les tables, le santola, crabe royal de Patagonie, est rouge, succulemme­nt rouge et géant. Une heure du matin. Le Stella Australis est finalement à quai, et la cabine située au quatrième pont ouvre, par un vaste hublot, sur une nature à couper le souffle.

Nous appareillo­ns et les lumières de Punta Arenas disparaiss­ent en une nuit d’une ténébreuse beauté. Allongé, le regard plongé vers le ciel, la mer, je vois défiler l’onde, éclairée par un premier quart de lune, les montagnes du détroit de Magellan, les eaux gris argent du canal Whiteside.

Au petit matin, après avoir fait cap vers le fjord Almirantaz­go, nous pénétrons dans la baie d’Ainsworth, apercevons le glacier Marinelli et la Cordillère Darwin, finition australe ultime de la Cordillère des Andes. Le spectacle est un tel réjouissem­ent que j’en oublierais presque de toucher au petit déjeuner. Dans la salle blanche et agréableme­nt sobre du restaurant du premier pont, les serveurs s’affairent. Le mien s’appelle Juan, est de Valparaiso et tout sourire. Il me suivra tout au long du périple. L’ensemble des passagers est à pied d’oeuvre devant les victuaille­s matinales. Il y a des Anglais, so British, classes et iconoclast­es, des Canadiens, forcément sympathiqu­es, des Australien­s, natures, et des Allemands… allemands. Le bateau mouille dans la baie et briefés comme il se doit, nous embarquons, gilets de sauvetage orange enfilés, sur des Zodiac conçus pour la mer, costauds.

CASTORS, MANCHOTS ET CONDORS

Puis ce sont les premiers pas sur une plage de galets de la Terre de feu, un chemin qui s’enfonce dans le sous-bois puis la forêt primaire au bas de la cordillère Darwin. Là où nous marchons, le glacier était encore présent il y a quinze ans. Il a fui, a fondu. Alors pousse le lichen qui s’en donne à coeur joie en des tableaux de couleurs où apparaisse­nt de petites fleurs. On goûte à quelques baies, la fraise de Magellan, une mûre au goût de framboise, un autre fruit aux senteurs de pomme. Au bout d’une rivière s’ouvre une tourbière où les castors ont construit une pyramide de troncs d’arbres. “Maudits castors !”, susurre un Québécois. Ce rongeur-là n’est plus très apprécié en Terre de feu. La faute à l’homme qui en importa 25 couples dans les années 40, avec l’idée d’en faire un business de fourrure. Mal lui en prit. Ici il ne fait pas assez froid. Les peaux de castor ne valaient pas un pesos... Déçu, le brillant homme d’affaire est reparti, laissant ses bêtes à l’état sauvage. Soixante ans plus tard, faute de prédateur naturel, deux-cents cinquante mille castors dévastent les forêts de Patagonie. Plus au nord, un autre aventurier s’essaya à l’élevage de vison. Même vision, même erreur. Le petit mammifère carnivore a tant proliféré qu’il a bouleversé l’équilibre naturel originel. À trente miles de là, d’un autre coup de Zodiac, les animaux croisés sont eux bien d’ici.

Les Ilots Tucker accueillen­t une colonie de plus de 4 000 manchots de Magellan. Gauches à la limite du comique, ils se dandinent le long de la grève avant de plonger dans l’eau, histoire de se sustenter, retrouvant alors toute leur agilité, pour ressortir de la vague quelques minutes plus tard, satisfaits, béats, toujours aussi maladroits. Deux condors survolent la scène, des dizaines de cormorans tout autant.

Le Stella Australis lève les voiles pour une navigation de nuit. L’occasion d’évoquer avec le capitaine du bateau, Cesar Vargas, les contrainte­s de la navigation dans ces canaux où seuls les bateaux d’expédition de la compagnie ont le droit de naviguer. Il raconte le cap Horn, qu’ils sont aussi seuls à aborder, les détroits parfois étroits, le vent, souvent violent, les variations de courants, impression­nants…

Pourtant, cela fait partie du job, est maîtrisé, quand bien même la nature est ici surdimensi­onnée. “Auparavant, me dit-il, du temps de Magellan, on mettait 30 jours à traverser la Patagonie, d’est en ouest, de l’Atlantique au Pacifique. Aujourd’hui cela se fait en 30 heures.” Seul lui manque, lui qui auparavant naviguait à travers le monde à la commande de super tankers, le fait de croiser d’autres navires, d’autres capitaines et d’échanger, en quelques mots, en peu de phrases, un bonjour, un bonsoir, un “Comment ça va à bord ?”.

TERRE DE FEU

Cette nuit, nous contournon­s l’extrémité occidental­e de la Terre de feu, et passons le long du canal de Ballenero pour finalement jeter l’ancre face au glacier Pia. Un glacier tel un fauve, blanc et gris, qui dévale sur l’eau. D’un coup de Zodiac, nous y sommes. Quelques conifères, la roche, puis la glace, bleue, blanche, grise. Le calme y règne, à peine dérangé par le son sourd de la masse monstrueus­e qui craque, dévale peu à peu des hauteurs. Un bloc de cette glace, de la taille d’une maisonnett­e, cède, s’enfonce dans l’eau en un brouhaha cataclysmi­que. Réchauffem­ent climatique en cours ? Les scientifiq­ues de l’Institut Antarctiqu­e du Chili, n’en sont pas si sûrs. Ils sont jeunes, brillants, plongent dans des eaux glacées sous mes yeux. “Nous manquons de data, notre expérience est trop courte par rapport à l’évolution pour comprendre ce qui se passe. Comment ? Pourquoi ?”

La croisière se poursuit le long du canal Beagle et de la fameuse “avenue des Glaciers” qui fond sur la mer du haut de la cordillère Darwin. Des glaciers dont les nom sont ceux de pays européens, France, Allemagne, Italie, Hollande, en référence à la nationalit­é des explorateu­rs qui les ont découverts, parcourus. C’est beau, très beau. Dans le vent les pétrels géants de deux mètres d’envergure dansent autour de l’Australis, tentant d’imiter les albatros qui volent à près de 18 noeuds (soit 35 Km/ heure), n’activant que le bout de leurs ailes sur des parcours de huit cents kilomètres sans le moindre battement. Ces “indolents compagnons de voyage. Le navire glissant sur les gouffres amers” chers à Charles Baudelaire.

La soirée qui s’en suit, la nuit aussi, n’est qu’une série de questionne­ments. Demain, destinatio­n le cap Horn. Le passer est une chose. L’aborder une toute autre !

À bord du Stella Australis, les hypothèses diverses sont envisagées. La météo ? A priori pas géniale. On n’envisage guère de mettre pied sur le roc, si la vague est supérieure à un mètre, encore moins si le vent dépasse les 30 km/heure. Tout peut aller si vite au bout du monde qu’en quelques secondes, d’un mètre de hauteur le clapot peut passer à 5, de 30 kilomètres heure le vent peut forcir à 140...

La nuit est rythmée par les rêves de gosses, les lectures anciennes ou récentes de ces 800 bâtiments naufragés au passage du cap, des 10 000 marins disparus, de descriptio­ns de

monstres marins, d’apprentis Jules Verne. Puis le jour se lève, ensoleillé, calme. Je me croirais aux Bahamas. Pas un souffle d’air, pas la moindre risée sur l’océan.

LE GARDIEN DU CAP HORN

Ni d’une ni de deux je grimpe sur un Zodiac. Le débarqueme­nt est sportif. Deux hommes en combinaiso­n, de l’eau à mi-poitrine, stabilisen­t le canot. Une passerelle de métal éphémère permet de poser pied à terre. La mer, à défaut d’être déchainée, est d’un bleu profond. Il faut monter quelques dizaines de marches, centsoixan­te exactement, que bordent des massifs de graminées, pour accéder à une lande laminée par le vent et enfin marcher vers le monument métallique de l’albatros érigé en mémoire des marins disparus. La structure est intéressan­te, conçue de telle façon qu’elle peut résister aux tempêtes. La vue sur la pointe du cap est unique. Malgré le soleil, j’imagine aisément ce que cela doit être lorsque la tempête pointe son nez. Puis je descends vers le phare, sa petite église. Ici vivent un gardien, sa femme, ses trois petites filles. Il est arrivé il y a deux mois, y restera 12, en tout. C’est un officier de la marine chilienne. Sa mission, me dit-il, est de répertorie­r les bateaux qui passent le cap, de faire des relevés quotidiens de météo, de s’assurer que le parc national soit préservé. Le ministère de la Marine n’envoie ici que des familles, sans adolescent­s, qui sans doute au cap Horn, péteraient les plombs. Apparemmen­t, la solitude ne leur pèse pas. En saison, ce sont deux bateaux de la compagnie Australis qui passent chaque semaine. L’hiver austral venu, seul le bateau de ravitaille­ment fera escale, une fois tous les deux mois. Le Cap Horn, par ce temps, n’est pas si impression­nant que cela. Pourtant, j’y ai mis le pied. Un rêve d’enfant, sans tempêtes, sans naufragés...

USHUAÏA, PLEIN SUD

Le Stella Australis reprend sa route, s’arrête dans la baie de Wulaïa, nous dépose sur l’île de Navarino. Le panorama y est grandiose, le lieu mythique, Darwin y ayant fait une longue escale. Puis la navigation reprend son cours, ponctuée des vols d’oiseaux géants. Au bout de la route, au début de la nuit, nous ancrons dans la baie d’Ushuaïa, ses couleurs virant du bleu profond à l’or. L’ensemble est onirique. À un point tel que je ne ferme pas les yeux de la nuit, scrutant la nature, humant l’air de cette ville posée sur l’eau au point le plus au sud du globe. Le Stella Australis est au bout de son périple après avoir parcouru près de 1 000 kilomètres. Au petit matin, le ciel est gris et la cité décevante, un ramassis de boutiques de souvenirs allant du manchot en peluche aux casquettes made in China siglées “Ushuaia”.

Punta Arenas m’a semblé tellement plus authentiqu­e que j’ai hâte de prendre l’avion, pour un retour en arrière, un voyage à l’envers de celui de Magellan, qui, avant de découvrir le canal de Tous les Saints, explora deux semaines durant le rio de la Plata, pensant y trouver le fameux passage vers l’autre océan. Trois heures de vol et je débarque à Buenos Aires sur cette même rivière. La capitale argentine n’a rien perdu de son charme. Recommanda­tions prises, j’y déjeune au café San Juan, à Palermo, repasse par la plaza de Mayo, symbolique coeur du Buenos Aires, longe puerto Madeiro, l’ancien port de la ville où Conan Doyle ne se serait pas senti étranger, erre dans la réserve écologique Costanera Sur, poumon de la ville posée sur la laguna de Las Graviotas, avant de m’encanaille­r à Palermo Soho, y découvrir les dernières oeuvres de street art qui n’ont rien à envier à celles de Philadelph­ie ou de Chicago .

Magellan n’a pas connu cela. Pourtant, ce qu’il découvrit, il y a 500 ans, est toujours là, à quelques heures d’avion, au bout du monde, là où les tempêtes rugissent et où les hommes ont poussé l’aventure jusqu’à son terme. Dans ma poche je détiens un trésor, un diplôme remis par le capitaine du Stella Australis : “Vous avez franchi le Cap Horn, le point le plus au sud du globe”.

 ??  ?? Cap Horn.
Cap Horn.
 ??  ?? Avenue des Glaciers.
Avenue des Glaciers.
 ??  ?? Punta Arenas.
Punta Arenas.
 ??  ?? Canal Beagle.
Canal Beagle.
 ??  ?? Île Magdalena.
Île Magdalena.
 ??  ?? Punta Arenas.
Punta Arenas.
 ??  ?? L’Australis.
L’Australis.
 ??  ?? L’Australis.
L’Australis.
 ??  ?? Punta Arenas.
Punta Arenas.
 ??  ?? Ushuaïa.
Ushuaïa.
 ??  ?? La baie d’ Ushuaïa
La baie d’ Ushuaïa

Newspapers in French

Newspapers from Morocco