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“IL Y A TOUJOURS DE LA PLACE POUR LES VISIONS ORIGINALES”

Giorgio Armani, dont la parole est de plus en plus rare, a accepté de revenir pour nous sur l’histoire de sa ligne Emporio. Le designer et entreprene­ur hors pair a bâti un empire, repoussant toujours plus loin les frontières de la mode.

- Par sophie abriat

Sur un podium laqué noir, électrisé de bleu, près de deuxcents silhouette­s se succèdent pour présenter la collection printemps- été 2019 d’Emporio Armani : un grand mix & match de looks de jour et de soir, de dégaines sporty- chic, d’allures formelles décontract­ées. Parkas diaphanes, combinaiso­ns bustier au plissé léger, costumes d’été ultra- souples, robes en sequins frangées aux mailles vaporeuses : un vestiaire mixte se dessine, aux teintes douces de bleu ardoise, de beige, de gris nuage, piquées de rose vif ou flashées de fluo. Ce soir-là, 2 300 personnes – des personnali­tés de la mode, des journalist­es, des influenceu­rs, mais aussi les grands gagnants d’un jeu concours, l’occasion d’ouvrir le défi lé au grand public – sont venues assister à un exercice de style : la réaffi rmation d’une esthétique qui, depuis plus de trente ans, évolue sans jamais trahir son essence originelle. Une mode aux lignes fluides et épurées, faussement convenue, ouverte sur le monde.

UN VOYAGE DANS LE TEMPS

Baptisé “Emporio Armani Boarding”, ce défi lé événement a été organisé à l’aéroport de Linate, à Milan, dans le vaste hangar qui porte à son fronton l’insigne de la marque – le fameux aigle qui déploie ses ailes – depuis 1996. “Les aéroports sont des endroits symbolique­s. Ils suggèrent l’ouverture infinie sur le monde. Vous décollez pour découvrir et apprendre, ou rentrez après avoir vécu d’innombrabl­es aventures”, explique Giorgio Armani, 84 ans, travailleu­r infatigabl­e et vrai concentré de l’époque. La mode est

cannibale, elle se nourrit de talents qu’elle épuise et désarçonne, mais le créateur italien est d’une autre espèce, celle capable de résister aux aléas des tendances et au temps qui passe. Surtout, rares sont ceux qui, comme lui, sont capables de se métamorpho­ser tout en restant – totalement – indépendan­ts. Car encore aujourd’hui, le groupe Armani, au chiff re d’affaires de 2,3 milliards d’euros, n’appartient qu’à son fondateur. “J’ai fait croître ma société pas à pas, en prenant des décisions toujours bien pondérées et en mettant en oeuvre des stratégies en totale autonomie. L’indépendan­ce signifie pour moi la liberté, et il m’est impossible d’y renoncer.”

Deuxième ligne du groupe, créée en 1981 pour toucher un public plus jeune, Emporio Armani a été profondéme­nt restructur­é en 2017, intégrant Armani Collezioni (des produits classiques) et Armani Jeans. Le show de septembre dernier, suivi d’un concert de Robbie Williams, a été l’occasion de présenter cette transforma­tion au public, tout en mêlant le passé de la marque à son présent. Sans nostalgie. “Dès le début, chez Emporio, des personnes d’âges variés, avec des points de vue différents sur la mode, pouvaient avoir accès à un style dans lequel la vitalité, le goût et l’ironie étaient empreints de la touche Armani. Aujourd’hui, Emporio confirme avec une force renouvelée son esprit d’origine, en affirmant sa propre identité de ‘hub’ transversa­l de vêtements, d’accessoire­s et d’idées. La collection actualise les codes de l’ADN d’Emporio Armani, mais ne naît pas d’un travail d’archives ni d’une impulsion nostalgiqu­e. Il s’agit plutôt de l’expression de la cohérence et de la continuité d’une vision : certaines intuitions originelle­s restent valides aujourd’hui.”

UN LABORATOIR­E D’IDÉES NEUVES

Instinctif, Armani est un autodidact­e. Le créateur naît en 1934 dans une famille modeste de Plaisance, petite ville au sud de Milan. Son père est comptable et sa mère confection­ne ellemême les vêtements de ses trois enfants. Tour à tour vendeur dans un grand magasin, photograph­e puis styliste, il connaît tous les métiers de la mode. À 30 ans, il entre chez Nino Cerruti, qui lui apprend la coupe, les textiles et les techniques de création, et lui confie la direction d’une nouvelle ligne homme, Hitman. En 1975, à Milan, il lance la marque à son nom avec son ami Sergio Galeotti, mort du sida en 1985. Très vite, Giorgio Armani comprend l’intérêt des placements produit. Il habille les stars de Hollywood : dès 1978, Diane Keaton recevait son Oscar pour Annie Hall habillée en Armani. Mais c’est le vestiaire de Richard Gere dans American Gigolo (1980) qui a fait exploser les ventes aux États-Unis. Créatif, certes, mais aussi réaliste, révélant pas après pas ses talents de marketeur.

Bourreau de travail, Armani a l’oeil sur le moindre détail. Réputé infatigabl­e, il touche à tout, allant même jusqu’à sortir son propre magazine en 1988 : une revue devenue culte relancée lors du défi lé printemps- été 2018 de la marque à Londres. Édité par le créateur, avec sa soeur Rosanna à la direction artistique, le magazine a pour but de communique­r avec des clients plus jeunes. Outre son iconograph­ie impression­nante, Emporio Armani Magazine était réputé pour la diversité des sujets abordés : portraits de réalisateu­rs tels que Wim Wenders et Federico

Fellini, poésie de García Lorca dans une édition consacrée à Cuba, articles culturels abordant aussi bien l’engouement pour les Beatles que les fi lms de David Lynch… Une publicatio­n témoin de l’époque qui a donné lieu à des collaborat­ions avec les plus grands photograph­es. “Le magazine a été une expérience dont je suis très fier. J’ai eu l’intuition d’associer les images d’un catalogue au contenu d’un vrai magazine concret, avec des articles sur l’art et la musique, ou des entretiens avec des personnali­tés en vue de la culture pop. Le but était de communique­r sur le monde Emporio. À l’époque, il n’existait aucune publicatio­n similaire, du moins en Italie, à part les catalogues purement publicitai­res.” Des photos légendaire­s qui traversent les âges. “Difficile de faire un choix parmi toutes ces photos : celles d’Aldo Fallai illustrant Emporio Armani homme, celles de Peter Lindbergh montrant une fascinatio­n intemporel­le pour la femme, en passant par les images d’Enrique Badulescu ou encore Kurt Markus.”

UN DÉVELOPPEM­ENT TOUS AZIMUTS

Avant-gardiste encore lorsqu’il décide de mêler mode et gastronomi­e, le créateur repousse les limites du périmètre d’une marque de mode, sans dommage pour son image. Là où bien d’autres se sont cassé les dents. “J’ai ouvert mon premier Emporio Armani Caff è en 1998, anticipant en effet la tendance qui a ensuite suscité l’intérêt de nombreuses griffes de mode. J’ai pensé qu’un lieu dans lequel s’accorder une pause, se retrouver pour un apéritif après le travail pourrait fonctionne­r. Le projet respectait un désir beaucoup plus important : proposer un style de vie complet, en déclinant le style Armani dans tous les secteurs. Les restaurant­s et cafés m’ont semblé être une des extensions logiques de la marque et en même temps un pari intéressan­t qui a porté ses fruits avec le temps.” Consécrati­on : le restaurant Armani de Paris ( le chef sicilien Massimo Tringali y officie) et celui de Milan, qui se trouve dans l’hôtel de la marque, via Manzoni, ont reçu tous deux leur première étoile Michelin.

Emporio Armani entretient également des liens étroits avec la musique, notamment à travers Automat Radio, sa webradio lancée en 2017. Un music truck qui sillonne l’Europe, fait des haltes dans les plus grands festivals et événements musicaux, qu’il retransmet en streaming sur la chaîne. Une manière de faire vivre la marque au-delà des vêtements et d’être au diapason de la jeune génération. Pour cela, jamais Giorgio Armani ne s’est limité à la mode : son empire comprend les accessoire­s, les parfums, le maquillage, le design d’intérieur, l’immobilier, les restaurant­s, les hôtels et même du chocolat. Difficile d’imaginer recréer une telle histoire aujourd’hui, à l’heure où les jeunes pousses semblent naître aussi vite qu’elles s’éteignent. Pourtant, Giorgio Armani se veut confiant : “Le scénario est saturé et les grandes marques occupent la scène quasi tout entière, mais il y a toujours de la place pour les visions originales.” Surtout celles qui reposent sur le produit plus que sur un discours. Exposer sa vie privée, digresser sur ses sentiments, Giorgio Armani ne s’y est jamais prêté. “La mode d’aujourd’hui est devenue essentiell­ement de la communicat­ion. Il est vrai qu’il faut impliquer les clients différemme­nt, mais sans oublier le produit. Tout part de là, et c’est sur le produit que je me concentre. La mode a beaucoup changé par rapport à mes débuts, mais elle continue de m’inspirer.” À condition de pouvoir rester libre.

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