Qu’on leur coupe la tête !
Alors que l’inclassée et inclassable affaire des cousines Tudor et Stuart revient au cinéma dans “Marie Stuart, reine d’Écosse”, les figures jouées par Margot Robbie et Saoirse Ronan rappellent les périls de l’exercice du pouvoir au féminin.
“Tout pouvoir sans contrôle rend fou”, disait le philosophe Alain. Qu’est- ce qui fait tourner la tête des puissants ? L’affaire occupe depuis les Grecs et les Latins : le péché d’orgueil de Socrate chez Platon, d’Arachné chez Ovide… et toute la grande histoire qui a suivi. Hier encore, ça causait “hubris” Place Beauvau, époque Gérard Collomb : “C’est la malédiction des dieux. Quand, à un moment donné, vous devenez trop sûr de vous, vous pensez que vous allez tout emporter. (…) Il y a une phrase qui dit que les dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre, donc il ne faut pas que nous soyons dans la cécité.” Conséquence d’un exercice du pouvoir assaisonné à l’orgueil, à la démesure voire à la mégalomanie, l’hubris du Banquet et autres dialogues aboutit à un changement de la personnalité parfois radical. C’est là que romanciers, peintres, compositeurs et cinéastes s’en donnent à coeur joie, brossant avec une délectation non feinte les errances de personnages assujettis à leurs passions.
TEMPÊTE ET PASSION
Tyran pyromane, souveraine conspiratrice… l’expression de la folie peut varier selon le sexe. La cause, elle, se partage équitablement entre masculin et féminin. N’en déplaise à Simon Renard, personnage du Marie Tudor de Victor Hugo, le beau sexe n’est pas plus enclin à l’hubris que l’homme : “Quand une femme règne, le caprice règne. Alors la politique n’est plus chose de calcul, mais de hasard. (…) Les affaires ne se jouent plus aux échecs, mais aux cartes.” Victor Hugo, par la bouche de son personnage, fait référence au penchant de Marie Tudor pour les jeux de cartes. Dans une autre mesure, celle qu’on surnomme “la Sanglante” ordonna le massacre de près de trois- cents dissidents protestants entre 1554 et 1558. Héritière d’Henri VIII, Marie avait été écartée du trône à l’âge de 18 ans, trône qu’elle ne regagnera qu’après vingt ans de tractations – marqués par la décollation de sa cousine, Jeanne Grey.
Pathétique et persécutrice, l’Anglaise Marie Tudor aurait pu inspirer non pas tant la Reine de coeur de Lewis Carroll que sa Reine rouge, personnage apparaissant dans le second volume des aventures d’Alice, De l’autre côté du miroir. Chez Tim Burton, le personnage, joué par Helena Bonham Carter, affiche d’ailleurs tous les attributs esthétiques d’une souveraine anglaise du XVIe siècle : collerette, corset, manches à gigot, panne de velours et joyaux au cou et à la couronne. Sans compter certains traits de caractère : “Je voyais la Reine de coeur comme l’incarnation d’une passion ingouvernable, une furie aveugle et sans but”, commente Lewis Carroll dans une lettre. “La Reine rouge que j’imaginais était une furie d’un autre type : sa passion devait être froide et calme ; elle devait être stricte et soucieuse des formes, et cependant non dénuée de gentillesse ; pédante au dernier degré.”
Les symptômes de l’hubris sont donc doubles : froideur implacable d’un côté, déchaînement passionnel de l’autre. Dans La Comtesse, de Julie Delpy, Elizabeth Bathory fomente impassiblement l’assassinat de jeunes vierges pour prétendre à l’éternelle jeunesse. A contrario, la Reine de la nuit de La Flûte enchantée, de Mozart, rameute tout le Sturm und Drang (tempête et passion) dans son air légendaire Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen
( La colère d’enfer bout dans mon coeur). C’est sans mot dire qu’Élisabeth I signe l’arrêt de mort de Marie Stuart en 1567, épisode clé de l’histoire raconté par Josie Rourke dans son nouveau long-métrage, Marie Stuart, reine d’Écosse. La “reine vierge”, interprétée à l’écran par Margot Robbie, avait fi ni par considérer sa cousine ( jouée par Saoirse Ronan) comme une menace pour son titre de souveraine d’Angleterre.
LIBERTÉ DE MOEURS
Mais quelle est la place du coeur, au centre de l’échiquier politique ? Si la royauté en 2019 évoque les bons sentiments, l’heure est davantage à la tragédie qu’à la bluette pour les souverains du XVIe siècle. On ne manque pas d’arguments pour justifier le grand écart qui sépare une Élisabeth I d’une Élisabeth II avec ses nièces bon chic bon genre. Dans un article consacré à Lewis Carroll, l’universitaire Marie-Hélène Inglin-Routisseau propose ainsi une lecture pré- oedipienne de la folie meurtrière de la Reine de coeur, applicable une fois encore aux soeurs Tudor : “‘Qu’on leur coupe la tête !’ Son credo résonne violent et entêtant, aussi tristement pathétique que castrateur. La Reine de coeur est une mère d’avant l’oedipe.”
Frileuses voire hostiles en amour, Marie et Élisabeth Tudor trouvent leur antithèse parfaite en la personne de Catherine II. Loin de l’Angleterre, en Russie, l’impératrice a collectionné les amants – une vingtaine, dit- on – dans un XVIIIe siècle qu’elle voulait ouvert aux Lumières comme au libertinage. Cette frénésie aura coûté de l’argent et du crédit à la “Messaline du Nord”. Pour Christine de Suède, la fièvre n’est pas un frein à l’exercice sous contrôle du pouvoir, puisqu’elle le rejette. Montée sur le trône à l’âge de 6 ans, en 1644, elle abdique dix ans plus tard et s’embarque pour un long voyage à travers l’Europe. Elle y aimera des femmes – Ebba Sparre –, des hommes – le cardinal italien Decio Azzolino – mais, surtout, fera fructifier sa liberté de moeurs dans le domaine des arts et des lettres. Celle que Greta Garbo joua au cinéma aurait inspiré à Descartes son traité Les Passions de l’âme…