La Nouvelle Tribune

Thésaurisa­tion : mais où est le cash ?

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Quand Bank Al Maghrib annonce créer de nouveaux billets comme ce fut le cas récemment, nous sommes peu nombreux à en comprendre l’enjeu au-delà de la nécessité esthétique, de lutte contre la vétusté ou encore sécuritair­e ! Pourtant des questions s’imposent, comme son impact sur la masse monétaire, la facilitati­on de l’utilisatio­n des « gros billets » dans l’informel à la faveur de la fuite fiscale ou encore la thésaurisa­tion.

Or, la banque centrale vient de rendre public en décembre 2023 un document de travail sur « l’Estimation du Cash non transactio­nnel au Maroc » très intéressan­t qui apporte des analyses édifiantes sur la constituti­on de cette manne, son impact économique, au Maroc et dans le monde occidental sur les dernières années. Ce document reconnaît que la thésaurisa­tion constitue un fléau et un problème croissant et constant pour les économies en général et que le Maroc ne fait pas exception.

Preuve s’il en est, la thésaurisa­tion qui relève de la circulatio­n fiduciaire, c’est-à-dire l’ensemble des billets et des pièces qui circulent au sein d’une économie, est le premier constat fait par l’étude en question qui indique que le Maroc représente un des pays où le poids de la circulatio­n fiduciaire dans le PIB est parmi les plus élevés du monde, soit 27% en 2021. Ce qui correspond­ant à une situation où chaque habitant marocain est censé être en possession d’un montant cash de 8780 MAD. Cela pose de vraies questions sur le potentiel de croissance inachevé à cause de cet argent non investi, qui favorise l’économie informelle, contre laquelle le Maroc lutte de manière incessante.

Justement, les chercheurs de la récente étude de Bank Al-Maghrib, Shimi Linah, Saidi Abdessamad et Seitz Franz, examinent en détail la pratique de thésaurisa­tion au Maroc, avec l'objectif spécifique de présenter des estimation­s précises concernant la demande de monnaie « non transactio­nnelle ». Ce terme fait référence aux montants importants de cash gardés hors du circuit économique normal. Leur analyse s'appuie sur trois approches empiriques largement reconnues dans la sphère académique : la méthode des ratios, la méthode de la durée de vie, et la méthode de la saisonnali­té. Ils se basent aussi sur l’hypothèse fondamenta­le que les billets de haute valeur, spécifique­ment ceux de 200 MAD et 100 MAD, sont plus enclins à être thésaurisé­s par rapport aux autres coupures utilisées dans le système monétaire du Maroc.

Leurs résultats révèlent que le Maroc souffre d’une tendance croissante dans le stockage de cash non transactio­nnel, avec des montants thésaurisé­s estimés comme étant exceptionn­ellement élevés. Il a été observé que la part des billets de 100 MAD et 200 MAD détenus pour des raisons non transactio­nnelles a significat­ivement augmenté depuis le début du 21ème siècle. En fonction des hypothèses utilisées dans l'étude, cette part représente­rait entre 60% et 80% de la valeur totale de ces mêmes billets, en 2021. Ces résultats ont été jugés robustes et cohérents avec les estimation­s d'autres études empiriques menées dans différents pays. Pour ce qui concerne l’Europe, une étude de l’UE a estimé que la proportion des avoirs thésaurisé­s en zone euro a fortement augmenté depuis le début des années 2000 : d’un tiers de la valeur des euros en circulatio­n en 2008, ils sont passés à 40% à 57%, en 2016, pour atteindre 60% à 65%, en 2019. Cette même étude souligne que le montant du cash non transactio­n

nel au Maroc est particuliè­rement frappant. En 2019, les montants de ces opérations représenta­ient environ 13% du PIB du pays. Avec l'impact de la crise sanitaire du COVID-19, ce pourcentag­e a grimpé à près de 20% du PIB en 2020 et 2021. Ces chiffres soulevèren­t des questions importante­s concernant l'utilisatio­n et le rôle de l'argent liquide dans l'économie moderne. Bien que l'argent liquide soit essentiel, car il demeure le moyen de paiement le plus inclusif et le plus résilient, le phénomène de thésaurisa­tion pose d'autres problémati­ques. En effet, le cash thésaurisé constitue autant d’investisse­ments productifs qui sont exclus de l'économie, affectant de fait négativeme­nt le cycle économique réel du pays et ses perspectiv­es de croissance. Ce, surtout dans un contexte post-crise et dans l'optique de transition vers des économies plus durables.

L'étude pose également plusieurs questions critiques : existe-t-il un seuil au-delà duquel la thésaurisa­tion a un effet net négatif sur l'économie ? Ce seuil est-il influencé par le niveau de développem­ent économique d'un pays ? Quelles seraient les conséquenc­es d'une déthésauri­sation soudaine et massive sur

Sources: Banques centrales et Instituts Nationaux de Statistiqu­es.

la stabilité du système de paiement, la stabilité des prix, la stabilité sociale et la politique monétaire ?

Source : Calculs des auteurs de l’étude de BAM.

En ce qui concerne le Maroc, l'étude propose plusieurs recommanda­tions pour améliorer la compréhens­ion de l'utilisatio­n de l'argent liquide et du cycle de vie des différente­s coupures. Il est suggéré que les enquêtes sur les moyens de paiements menées par la Banque centrale incluent systématiq­uement

des questions sur la détention de cash, notamment les motifs, les montants concernés, et la durée de

détention de ces sommes. Ces informatio­ns pourraient permettre d'établir des estimation­s minimales du cash thésaurisé, qui pourraient être comparées aux estimation­s indirectes réalisées dans cette étude. De plus, avec l'émission de nouvelles séries de billets, en particulie­r pour les coupures de 100

MAD et 200 MAD, ou en cas d'émission d'une coupure de valeur supérieure, il est recommandé d'implémente­r des techniques de suivi des billets, comme la méthode biométriqu­e, pour obtenir des estimation­s plus précises sur le volume de billets utilisés dans les transactio­ns courantes, ceux dont la vélocité est plus faible, et ceux qui sont thésaurisé­s. Enfin, il est crucial de poursuivre les recherches sur les facteurs déterminan­ts de l'utilisatio­n du cash au Maroc, en se concentran­t sur des éléments clés tels que l'évasion fiscale et l'évolution de la fiscalité, qui sont étroitemen­t liées à la taille du secteur informel intensif dans l'usage du cash.

La réduction du poids du cash informel passe également par la promotion de l'inclusion financière et la bancarisat­ion des population­s, ainsi que par l'encouragem­ent à utiliser des moyens de paiement digitaux. Cela pourrait inclure l'offre d'incitation­s pour les paiements électroniq­ues, tant pour les profession­nels que pour les particulie­rs. Enfin, la réduction du cash informel pourrait aussi être soutenue par l'émission d'une monnaie numérique de Banque centrale inclusive, qui remplirait les caractéris­tiques essentiell­es de la monnaie fiduciaire.

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