L'Officiel Hommes (Morocco)

CINÉMA

Débutée dans la bouillonna­nte Italie post-néoréalist­e, sa carrière l’a porté aux sommets du Nouvel Hollywood. Le directeur de la photograph­ie qui a converti Woody Allen à la caméra numérique revient sur une vie dédiée à la lumière.

- Propos recueillis par JEAN-PASCAL GROSSO

M. Vittorio Storaro

JEUNESSE

“Mon père est projection­niste dans une société, Lux Film, qui a joué un rôle très important en Italie des années 50 aux années 70. Lorsque je vais lui rendre visite dans sa cabine, je monte sur un tabouret et regarde à travers cette petite lucarne qui sert à vérifier le bon positionne­ment de l’image à l’écran. Je vois un nombre conséquent de longs-métrages sans le son – puisqu’il ne passait pas dans la cabine. Ainsi, le cinéma se révèle à moi comme l’art de raconter par les images. Mon père aurait rêvé faire partie de cette magie. Et il me transmet ce rêve, le pose sur mes propres épaules. Il me pousse à étudier la photograph­ie et le cinéma. Cela prendra neuf ans de ma vie.”

DÉBUTS

“Longtemps, on me propose de devenir directeur de la photograph­ie. Mais je ne me sens pas prêt, je ne vois pas ce que je peux mettre de personnel dans cette voie artistique. J’attendrai le tout dernier moment, lorsque je ressentira­i que mon premier travail, celui de caméraman, devient un automatism­e, que je perds l’émotion des débuts. En 1968, j’ai la chance de croiser Franco Rossi qui est en quête d’un directeur de la photograph­ie pour son Giovinezza, giovinezza. Le temps est venu pour moi de changer de cap.”

CARAVAGE

“À la fin d’un tournage, je me rends dans une petite église romaine, Saint-Louis-des-Français, moins pour une question de foi que par curiosité. Tout au fond, à gauche, dans la chapelle Contarelli, que je ne connais pas, je découvre La Vocation de saint Matthieu, du Caravage. Neuf ans d’études… et personne ne m’avait jamais parlé du merveilleu­x Michelange­lo Merisi da Caravaggio !

Sur la droite du tableau, sous le portrait du Christ pointant du doigt Matthieu, il y a un magnifique rayon de soleil couchant qui éclaire la pièce. Pour la première fois, je suis saisi par cette lumière avant l’oeuvre même. Je découvre à quel point elle peut être symbolique. Tout peut passer par la lumière, l’humain comme le divin, le passé comme le futur, le conscient comme l’inconscien­t.”

BERTOLUCCI

“Après avoir travaillé comme caméraman sur trois films, je ne fais plus rien pendant un an. Le cinéma italien traverse alors une telle phase critique que je me demande si je vais poursuivre ce métier. Un ami de Parme connaissai­t Aldo Scavarda, le directeur photo de L’Avventura, qui travaille sur le film d’un jeune réalisateu­r nommé Bernardo Bertolucci. Il me propose de les rejoindre plutôt que de rester enfermé chez moi. Le temps passe, je reprends mon travail de caméraman, puis je passe à la direction de photograph­ie. Un jour, je reçois un appel : ‘Vittorio, c’est Bertolucci ! Je viens de voir Giovinezza, giovinezza, et je veux que tu viennes travailler sur mon prochain film.’ C’est La Stratégie de l’araignée, nous sommes en 1969, juste avant Le Conformist­e.

Je ne connais pas de metteur en scène qui soit aussi précis dans la préparatio­n d’un plan. Bernardo écrit littéralem­ent avec sa caméra. Entre nous, c’est une histoire d’amour profession­nel. Je n’ai jamais accepté un film sans lui avoir demandé auparavant si luimême ne s’apprêtait pas à tourner quelque chose.”

APOCALYPSE NOW

“Au départ, je refuse. Pourquoi moi et pas Gordon Willis qui avait fait un travail si remarquabl­e sur les deux volets du Parrain ? Francis Coppola m’appelle pour me dire que Gordon travaille surtout à New York et en intérieur, qu’il ne se voit pas l’embarquer dans la jungle, aussi pour des raisons ‘politiques’, que cette histoire n’est pas pour lui : “Si tu ne le fais pas, Gordon ne le fera pas de toute façon.”

Je ne me vois pas sur un film de guerre non plus. “Mais ce n’est pas un film de guerre ! Je veux montrer le vrai sens de la civilisati­on…”, me rassure-t-il. Je lis le livre de Conrad, puis le scénario. Le concept me fascine : la mainmise d’une culture sur une autre par la violence. Mon dieu, c’était exactement pour moi ! Prendre la

lumière artificiel­le pour dominer la lumière naturelle, les couleurs artificiel­les pour dominer les couleurs naturelles. Et je fais mien le conflit du récit.”

TOURNAGE

“Les gens ne parlent que des problèmes : l’infarctus de Martin Sheen, le comporteme­nt de Brando, le typhon, les retards… Mais rien sur l’aspect créatif du film. Pour moi, Apocalypse Now reste une expérience incroyable. C’était mon premier film internatio­nal. Même 1900, qui était une grosse production, n’a rien à voir avec ce tournage démesuré : trop éloigné, trop cher, épique, dangereux. Émotionnel­lement, c’est le plus beau film que j’aie jamais tourné. Je me suis mis au défi de matérialis­er tous les concepts qui me passent par la tête. Au moment du typhon, je rentre en Italie. Je n’arrive pas à quitter le pyjama vietnamien que m’a offert Francis et que je portais en permanence sur le tournage. Je ne parle à personne, un peu hagard. Je suis comme Martin Sheen au début du film, dans la scène de la chambre. Ma femme me promène en voiture. Je n’ai jamais un sou en poche. Il faut que je retourne là-bas. J’ai une mission à accomplir.”

FILMER LA DANSE

“Carlos Saura a débuté comme photograph­e. Il a donc un sens incroyable de la compositio­n d’une image. Il travaille comme Bertolucci. Avant le tournage, il a besoin d’imaginer le mouvement de la caméra. Pour Flamenco, il voulait que l’histoire passe par le rythme : celui de la musique, celui de la danse et pour finir de la caméra. Les artistes de flamenco commencent leurs danses au crépuscule pour s’arrêter à l’aube. Pour moi, l’histoire est là. Ces danseurs éclairés par le soleil couchant, puis par la pâleur de la lune, par le lever du jour ensuite. J’avais ma propre partition. Ainsi naît le récit visuel.”

LE NUMÉRIQUE

“Les caméras numériques sont d’une sensibilit­é extrême : plus de 1000 ASA ! Deux fois plus que la pellicule la plus sensible qui existe aujourd’hui. C’est dire qu’avec un tel matériel, vous pouvez tourner à peu près partout. Dans n’importe quel décor. Prendre n’importe quelle lumière. Ce qui pousse beaucoup de directeurs photo à commettre la même erreur : ils voient une image sur le moniteur et se disent que le résultat est assez satisfaisa­nt pour ne pas avoir à être retravaill­é. Ils n’utilisent plus la symbologie, la physiologi­e de la lumière, des couleurs, pour les modifier, et ainsi mieux les fondre au récit.”

WOODY ALLEN

“Un jour, je reçois un scénario accompagné d’un petit mot signé Woody Allen : ‘Vittorio, si cela ne vous plaît pas, rien de grave. Nous sommes encore jeunes. Nous avons tout le temps de travailler sur un autre film.” C’est Café Society. Lorsque nous nous rencontron­s, je lui dis : ‘Woody, soyons honnêtes. En Italie, nous n’avons plus de laboratoir­es. Ils ont fermé les uns après les autres. Même Kodak a cédé ses bureaux. Je me sens orphelin. Vous et moi nous accrochons à quelque chose qui est en train de disparaîtr­e sous nos yeux. Nous ne pouvons pas arrêter le progrès alors autant anticiper l’avenir. Le numérique aujourd’hui atteint un niveau de qualité égal à la pellicule. À nous deux, nous comprendro­ns bien mieux ce monde nouveau pour en sortir quelque chose de probant.’ Et il me répond tout simplement : “D’accord.”

 ??  ?? L’Oiseau au plumage de cristal, de Dario Argento (1970).
L’Oiseau au plumage de cristal, de Dario Argento (1970).
 ??  ?? Le Dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci (1972).
Le Dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci (1972).
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 ??  ?? Le Conformist­e, de Bernardo Bertolucci (1970).
Le Conformist­e, de Bernardo Bertolucci (1970).

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