RENCONTRES RUSTIQUES en Crète
Ile européenne la plus méridionale de Méditerranée, la Crète continue de fasciner.
Une échancrure rocheuse, ourlée d’une brochette de moulins à vent décatis. La mer d’huile qui s’abandonne contre l’horizon. Les coups de boutoir du vent tiède, distillant les arômes poivrés du maquis. L’immersion crétoise commence vraiment ici, au col d’Ambelos. La porte d’accès au plateau du Lassithi sera pour moi ce seuil physique et symbolique, permettant d’entrer de plain-pied dans un pays. Merveilleux sentiment d’altérité, déjà, que ce microcosme perché, ces vergers à perte de vue, cernés par d’âpres collines formant le parapet du Mont Dicté, troisième relief de l’île, à 2’146m d’altitude. Les «mille moulins» ont vécu, certes, mais ses quatorze villages blancs semblent toujours recroquevillés de part et d’autre de leur rue principale où le cafenion, le bistrot du coin, reste la seule institution immuable. Les anciens se sont donnés rendez-vous à l’ombre de la terrasse ou sous les néons d’une arrière-salle digne d’un almanach Vermot, pour jouer au tavli, un jeu de pions proche du jacquet ou du backgammon. Pas un ne lève les yeux à l’arrivée d’un étranger. Mais il suffit de saluer à la cantonade d’un solide «Yasas!» et tous vous répondront d’un hochement de menton, parfois d’un sourire.
Ile européenne la plus méridionale de Méditerranée, la Crète continue de fasciner. Tropisme mythologique ou addiction pour son art de vivre épicurien? Dans les villages perdus subsistent des valeurs d’antan, conjuguant dignité bourrue, fierté insulaire et hospitalité prodigue.
DE LA CÔTE ORIENTALE AUX RIVAGES DU SUD
Etape improvisée à Kavoussi, surpris par la nuit. L’ample couronne d’un vénérable olivier bimillénaire servira d’hôtel de luxe, en lisière de chemins creux. Au lever du jour, des bourrasques brûlantes annoncent la pluie. Un ancien chemin muletier zigzague sur le versant au milieu d’une garrigue odorante appelée ici phrygana. Cistes, thym, sarriette, genêts et lauriers composent une délicieuse symphonie olfactive. L’ascension est rude, mais gratifiante. Au sommet d’une éminence rocheuse, surgit Kastro, une petite nécropole minoenne. Quelques ruines en nid d’aigle embrassent tout le golfe de Mirabello, avec l’île de Psira piquetée au milieu. On distingue d’autres vestiges plus bas, près d’une chapelle oubliée. En Crète, le moindre rocher recèle un site archéologique. L’est de l’île est un univers de landes brûlées par le soleil, avec une lumière plus crue et l’apparition des palmiers dattiers. Nous voici au seuil du Moyen-Orient. Le long de la côte sud, la pluie s’est installée cette fois pour de bon. Premier arrêt notable sur le site dorien de Gortis. Cette importante ville antique, capitale de la Crète sous les Romains, devint foyer de christianisation grâce à l’édification de la première église crétoise, Saint-Tite, au VIIe siècle. Cette basilique reste émouvante, entre un odéon du IIe siècle et des agoras à colonnades. Accroché sur ses flancs, Anogia reste le plus grand village de montagne crétois, célèbre pour sa longue histoire de révolte, contre les Ottomans
d’abord, puis contre les Nazis. Pendant la Seconde Guerre mondiale, presque tous les hommes d’âge mûr furent massacrés par la Gestapo, en guise de représailles pour leur implication dans l’enlèvement du Général Kreipe, le commandant des forces d’occupation. De fait, Anogia apparaît comme un village d’irréductibles: femmes en noir, hommes à l’allure ombrageuse, aux trognes de corsaires, aux allures de cosaques, bottés et sanglés de noir, barbus et portant des moustaches broussailleuses. Avec, surtout, le mandili (ou sariki selon les dialectes), le foulard noir, dont les franges seraient comme les «larmes du peuple crétois, pour se souvenir des trois siècles d’oppression turque». Il reste ici et là une poignée de ces maquisards. Les villageois les appellent respectueusement «les partisans», ces derniers cultivant volontiers l’esprit de résistance à toute forme d’ingérence extérieure.
DES ÉLEVEURS DE MOUTONS AUX PORTS VÉNITIENS
A l’aube, j’embarque dans le pickup de Stelis qui monte chaque jour surveiller son troupeau de moutons. Vingt kilomètres de lacets et dix degrés de moins plus tard, nous voici à 1’450 m d’altitude, dans la taverna, au terminus de la route où nous retrouvons l’oncle Anastasio, un «partisan». La matinée est passée à manger du fromage maison appelé graviera, à cuire un mouton au barbecue et à boire café et raki. A refaire le monde, aussi. Je commence à me demander si je vais pouvoir visiter le mitato. Enfin, après les agapes, nous prenons la piste qui traverse le plateau et mène à un groupe de huttes en pierres sèches au toit conique, très semblables à des bories provençales, des capitelles languedociennes ou des paillers corses. Les meules de graviera y mûrissent entre deux et cinq mois au frais, avant d’être vendues environ 10 euros le kilo. Les transhumances bisannuelles donnent encore lieu à de grandes marches festives et une douzaine de mitatos sont encore en activité à Nida.
JE COMMENCE À SENTIR CE QUI FAIT DE CETTE ÎLE UN LIEU ENSORCELANT: LA SENSATION D’ÊTRE AILLEURS, MAIS SURTOUT LOIN, TRÈS LOIN!
C’est à la tombée de la nuit que je pénètre dans Hania ou Chania, alias La Canée. L’ancienne Kydonia minoéenne, vendue aux Vénitiens après la chute de l’empire byzantin, au XIIIe siècle, connut trois siècles de prospérité commerciale et artistique avant sa prise par les Ottomans en 1645. Le résultat de ce melting-pot culturel: une cité pleine de charme entre Orient et Occident, avec un écheveau de ruelles où s’alignent échoppes et restaurants, quelques balcons de bois insolites, la mosquée des janissaires et le port vénitien, gardé par son phare du XVe siècle.
Au nord, deux péninsules valent le détour: les splendides monastères de l’Acroterre, ou la spiritualité orthodoxe dans des décors bucoliques et marins, et la presqu’île de Gramvoussa, échine sauvage encore préservée s’étirant voluptueusement dans les eaux translucides du lagon de Balos, échancré d’îlots rocheux.
MUSIQUE ET ENVOÛTEMENT
Après Paleohora, sur la côte sud-ouest, les massives et somptueuses Lefki Ora, ou Montagnes Blanches, basculent dans la Méditerranée. A Sougia se produit la légende vivante de la lyre crétoise, Adonis Xylouris, appelé ici affectueusement Psarandonis. Barbe de prophète, tignasse échevelée, voix rocailleuse et yeux bleus malicieux, il semble divaguer, au bord de la transe, pendant le concert très atmosphérique émaillé de mantinades, ou saillies poétiques d’inspiration païenne, évoquant la concision et la fulgurance des haiku. Je commence à sentir ce qui fait de cette île un lieu ensorcelant: la sensation d’être ailleurs, mais surtout loin, très loin!
Un peu plus loin, en suivant le sentier de grande randonnée E4 qui traverse la Crète d’ouest en est sur 320 km, on tombe sur l’émouvante chapelle byzantine
A SOUGIA SE PRODUIT LA LÉGENDE VIVANTE DE LA LYRE CRÉTOISE, ADONIS XYLOURIS, APPELÉ ICI AFFECTUEUSEMENT PSARANDONIS. BARBE DE PROPHÈTE, TIGNASSE ÉCHEVELÉE, VOIX ROCAILLEUSE ET YEUX BLEUS MALICIEUX, IL SEMBLE DIVAGUER, AU BORD DE LA TRANSE.
d’Agios Pavlos, plantée au bord de la plage et dont la coupole en forme de croix grecque brave les intempéries depuis neuf siècles. Continuant ensuite vers les petits ports de Fenix, Loutro et Hora Sfakion, le cheminement tout en montagnes russes, souvent en balcon sur la mer, sous les pins ou longeant des plages caillouteuses, constitue un enchantement.
CHEZ NIKOS, L’ERMITE GOURMAND
Retour par le plateau d’Anopoli, dernier village avant les forêts profondes, puis les grands espaces dénudés des Montagnes Blanches de l’intérieur. Un air de bout du monde. La taverne de Costa sert de lieu de ralliement naturel où chasseurs, bergers, artisans, partisans et même le pope local tapent le carton et cassent la croûte en éclusant des litres de raki. Quand je demande l’addition, le patron m’annonce que mon café a été réglé par un des solides gaillards attablés, coiffé d’un foulard noir. C’est Nikos, pâtre de son état, un personnage local aux grosses bacchantes blanches recourbées comme des crocs et pistolet à la ceinture. Il reste l’un des derniers à vivre toute l’année dans sa bergerie de montagne. Je tente l’expérience de me faire inviter chez ces inconnus locaux. Nikos me regarde fixement, se lisse les moustaches, puis aquiesce, dans un éclat de rire.
Nikos avance d’un pas chaloupé, son katsoula, ou bâton de berger, fiché entre les épaules, insensible à la pluie fine qui nous transperce. Sa cabane de pierres se cache à une bonne heure de marche dans les bois. On dirait l’antre d’un ermite. Mais un ermite gourmand. Ses provisions sont pléthoriques et il se met aussitôt à ses fourneaux. Bientôt, un banquet crétois prend forme: ragoût de tripes de mouton aux pommes de terre, feta et graviera, salade de tomates et concombres, pain complet découpé sous le coude en larges tranches et un petit rouge local, pour faire bonne mesure.
La soirée, fort arrosée, se terminera avec un mal de crâne carabiné, dans un des lits défoncés de la bergerie. La relative déception des premiers jours crétois sur un littoral trop urbanisé et touristique, est effacée. En compagnie de ces solides montagnards restés eux-mêmes, comment ne pas vibrer à l’unisson de ce pays de vendetta et de poésie, où solitude rime avec plénitude, nature avec allure, et humanité avec prodigalité?
QUAND JE DEMANDE L’ADDITION, LE PATRON M’ANNONCE QUE MON CAFÉ A ÉTÉ RÉGLÉ PAR UN DES SOLIDES GAILLARDS ATTABLÉS, COIFFÉ D’UN FOULARD NOIR. C’EST NIKOS, PÂTRE DE SON ÉTAT, UN PERSONNAGE LOCAL AUX GROSSES BACCHANTES BLANCHES RECOURBÉES COMME DES CROCS ET PISTOLET À LA CEINTURE.