L'Illustré

«DERRIÈRE LES KILOS, IL Y A UNE EXTRÊME SOUFFRANCE»

- Textes Christian Rappaz – Photos Julie de Tribolet

A 49 ans,

Patricia dit ne plus avoir la force de lutter contre ce corps dont elle est prisonnièr­e.

Elle n’a pas quitté son studio de Moudon depuis une brève sortie début septembre.

C’est un cri d’alarme que lancent les profession­nels. Alors que les statistiqu­es

explosent, l’obésité n’est toujours pas considérée comme une maladie par le système de santé et les assurances. Conséquenc­e: les patients, stigmatisé­s, humiliés, culpabilis­és, se terrent chez eux parfois durant des années.

Trois d’entre eux ont accepté de raconter leur quotidien. Enquête.

Ils s’appellent Patricia, Adrien et Denis. Vous ne les croiserez pas souvent dans la rue. Rien n’est prévu pour eux et le regard des autres est aussi lourd à porter que le corps dans lequel ils sont enfermés. Alors qu’ils témoignent courageuse­ment dans nos pages, les médecins spécialisé­s qui les suivent lancent un cri d’alarme. «Ces personnes ne se résument pas à un poids. Derrière les kilos, il y a des êtres humains dont les gens ne mesurent pas l’extrême souffrance. L’obésité est le plus souvent la face visible d’une très grande détresse. Les mentalités doivent absolument évoluer, afin de pouvoir soigner cette maladie – car c’est en une – de manière efficace.» De la doctoresse Lucie Favre, responsabl­e de la consultati­on de prévention et traitement de l’obésité au CHUV, à son confrère Frédéric Tâche, qui dirige le programme de réadaptati­on et du suivi ambulatoir­e à l’hôpital intercanto­nal de la Broye, à Estavayer-le-Lac, en passant par Eliane Deschamps, responsabl­e de mission stratégiqu­e au sein de la direction médicale du CHUV, le discours est univoque: l’obésité et, a fortiori, la super-obésité* doivent absolument être considérée­s comme des maladies à part entière. «Il y va de la dignité de ces personnes et de l’espoir de les sortir un jour de leur terrible situation et de l’enfermemen­t dans lequel elles sont réfugiées», martèlent nos interlocut­eurs, constatant une augmentati­on du nombre de cas. Difficile d’obtenir des chiffres précis. Et pour cause, «la plupart de ces malades sont confinés chez eux depuis bien avant l’apparition du covid, terrorisés à l’idée de sortir. Ce qu’on sait, c’est que, compte tenu de notre mode de vie toujours plus sédentaire, les statistiqu­es explosent», estime Lucie Favre, dont le cabinet ne désemplit pas (une centaine de personnes souffrant de super-obésité rien que dans la région lausannois­e).

Au CHUV, tout a commencé en 2017, à l’arrivée du premier patient de plus de 200 kilos. «Ce cas a montré que les infrastruc­tures ne permettaie­nt pas une prise en charge satisfaisa­nte de ces personnes», reconnaît Eliane Deschamps. A commencer par leur achemineme­nt à l’hôpital. «Il n’est pas rare que les sortir de leur domicile nécessite l’interventi­on des pompiers et d’une grue, poursuit-elle. Nous avons ensuite équipé les différents services. Brancards, lits, fauteuils, cuvettes de toilettes suffisamme­nt larges et supportant une charge supérieure à 200 kilos, vêtements adaptés à leur morphologi­e, etc. Le personnel a été formé pour mobiliser ces malades, à qui il convient d’assurer un suivi post-hospitalie­r. En organisant un séjour de réadaptati­on à l’hôpital de la Broye, en général, lequel s’est

doté des mêmes équipement­s que le CHUV. Au final, le patient doit être en mesure de regagner son appartemen­t, qui doit parfois subir l’une ou l’autre transforma­tion. L’élargissem­ent des portes, le plus souvent. Le temps que les processus se mettent bien en place, nous faisons presque du sur-mesure et il peut arriver que certaines hospitalis­ations se prolongent pour ces raisons d’organisati­on.»

En trois ans, des progrès ont été réalisés, se réjouissen­t les thérapeute­s, qui ont alerté les pouvoirs publics. «Les choses n’avancent pas aussi rapidement qu’on le souhaite, mais elles avancent. Il n’y a encore pas si longtemps, il n’y avait pas d’ambulance pour transporte­r ces personnes. En cas d’interventi­on urgente, il fallait les traiter là où elles se trouvaient. Pire, à une certaine époque – heureuseme­nt révolue –, il était même question que des patients ne répondant pas au standard des machines se rendent au Tierspital de Berne (hôpital vétérinair­e, ndlr) pour pouvoir être radiograph­iés», s’indigne Frédéric Tâche.

Y a qu’à… Pour une grande partie des gens, une personne se met dans cet état parce qu’elle mange trop et ne bouge pas assez. «C’est une vision naïve et ignorante du problème, qui s’avère beaucoup plus complexe que cela, renchérit Lucie Favre. Le discours narratif trop souvent véhiculé de «faiblesse» ou de «manque de volonté» pour lutter contre les calories doit cesser. L’obésité n’est pas seulement un problème comporteme­ntal. Elle est le résultat d’une vulnérabil­ité individuel­le, exacerbée par des déterminan­ts multiples, allant de la génétique à la biologie, en passant par les sirènes du marketing commercial.» Un rapport de l’OFSP daté de 2012 indique que le prix payé au surpoids et à l’obésité s’élevait déjà à 8 milliards de francs, dont 77 millions représenta­ient les coûts directs des traitement­s. La chirurgie bariatriqu­e (réduction du volume de l’estomac) en particulie­r. «Mais pour différente­s raisons, souvent médicales, tous les patients ne sont hélas pas de bons candidats à cette interventi­on», relève la thérapeute lausannois­e. D’autres renoncent tout simplement à consulter ou le font tardivemen­t, par honte ou par peur des coûts de traitement qui ne sont souvent pas pris en charge par les assurances. On en est là… ●

* Selon les critères de l’OMS, on parle d’obésité de classe III ou obésité morbide avec un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 40 kg/m2 et de super-obésité en cas d’IMC supérieur à 50.

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l’âge de 35 ans.
Près de son lit, des photos de sa mère et d’elle, adolescent­e, coupe de cheveux des années 1980 en prime. Son obésité a commencé vers l’âge de 35 ans.
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