L'Illustré

Sarah Marquis

L’aventurièr­e jurassienn­e, partie dans la forêt primitive à la recherche du tigre de Tasmanie, a frôlé la mort. Blessée après une chute, elle a dû s’extraire d’un enfer végétal.

- Texte Didier Dana – Photo Krystel Wright

« En avril 2019, je suis partie en Tasmanie, tout au sud de l’Australie, seule et à pied, pendant trois mois, sur les traces du tigre de Tasmanie, cet animal mythique rayé des espèces vivantes depuis 1936. Là-bas, les forêts primaires forment une toile d’araignée. Il n’y a ni piste ni être humain. Munie d’une machette, un sac de 35 kilos sur le dos – dont mon packcraft, un radeau gonflable – j’avance sous de violentes pluies. Elles tombent sans discontinu­er et les températur­es oscillent entre 4 et -10°C. Passer de l’autre côté de cette mer végétale est un challenge physique et mental. En douze heures, je ne parcours parfois que 3 kilomètres. Un matin, sur une crête, je suis confrontée à un obstacle de taille: un ravin, coupé dans la montagne, comme une tranche de gâteau d’anniversai­re. Je dois le longer. La pente est à pic, je me retiens aux branches, quand soudain, la lèvre du ravin cède sous 95 kilos, le poids de mon corps et de mon matériel. Je chute!

Dix mètres plus bas, dans un amas de roches, de végétaux et de terre noire, j’ai atterri le visage dans la rivière. Rapidement, l’eau s’infiltre dans mes habits… Je reprends connaissan­ce et je n’aperçois qu’un tout petit triangle de lumière, comprenant qu’il m’est pour l’heure impossible d’utiliser mon téléphone satellite. Une seule idée me hante: sortir d’ici, quelles que soient mes blessures. L’hypothermi­e me guette. En me relevant, je suis prise d’une violente douleur à l’épaule gauche. Sans enlever mon sac, j’avance, un pas après l’autre, telle une guerrière. Je fais 20 mètres en trente minutes. Il me faudra douze heures avant d’atteindre un replat; là, j’enlève mon sac, j’ai mal et je hurle: l’épaule ne répond plus. Je monte ma tente en m’aidant de mon bras valide et de mes dents. Puis je fouille afin de retrouver mon antidouleu­r de secours hyperpuiss­ant. La notice indique un risque de troubles psychotiqu­es. Perdre le contrôle avec la réalité, c’est la mort assurée, je renonce et opte pour un Dafalgan. Je m’allonge et fais enfin fonctionne­r mon téléphone. En Suisse, au bout du monde, une voix me répond. Je raconte ma mésaventur­e. On se rappellera le lendemain.

Au réveil, la douleur me handicape. Aucun hélicoptèr­e ne peut se poser ici, il me faut donc atteindre le sommet de la montagne. Cela va prendre trois jours. Je souffre de vertiges et suis en perte d’équilibre, je me retiens des deux mains. Je hurle de nouveau, je tombe. La blessure enfle. Tout mon corps penche à droite, je titube. Incapable d’utiliser ma machette, je me jette en avant afin d’écraser la végétation. Après 72 heures de lutte, des arbres à thé de 2 mètres pour un diamètre de 3 centimètre­s se dressent devant moi, comme les barreaux d’une prison. Je pousse comme un bélier, à bout de forces. Une rage surhumaine s’empare alors de moi. J’émets un cri sorti du fond des âges: «I will never give up!» Puis je traverse enfin et je tombe de l’autre côté: sauvée. Un hélicoptèr­e m’emmènera à l’hôpital. Dans la ville portuaire de Burnie, le médecin, incrédule, m’annonce que la tête de l’humérus est cassée net, comme une balle de tennis coupée en deux. Repos total. Sur ce coup, j’ai vécu une descente aux enfers et j’ai mobilisé toutes les ressources au fond de moi. Si la mort fait partie de la vie, j’ai toujours voulu la vivre à 100%.» ●

Sarah Marquis a rejoint Wildlife Angel, une ONG qui lutte contre le braconnage en Afrique.

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