L'Illustré

Credit Suisse, le scandale de trop?

Dans la foulée de l’affaire des filatures d’employés, la banque aux deux voiles accumule les déconfitur­es et les pertes, estimées entre 6 et 10 milliards. Pour nos experts, rien n’a changé dans la gouvernanc­e et la gestion des risques malgré les promesses

- Texte Christian Rappaz

A «vant leur assemblée générale, nous faisons parvenir aux deux grandes banques une série de questions liées à leur gestion des affaires. Contrairem­ent à UBS, Credit Suisse (CS) ne répond jamais. Comme il n’est pas possible d’en poser le jour des débats, nos demandes restent vaines. Et pourtant, Dieu sait si les casseroles qu’empile la banque sont consternan­tes et interpelle­nt.» Vice-président d’Actares, une associatio­n à but non lucratif exigeant une stratégie durable à long terme de la part des entreprise­s suisses cotées en bourse, le docteur ès sciences Robert Jenefsky se désole du silence teinté d’arrogance des dirigeants de la banque aux deux voiles. Il n’est pas le seul. Nous avons nous aussi adressé une série de questions à la direction de l’établissem­ent afin d’étayer cet article. Après avoir répondu qu’elle nous… répondrait, plus rien. Silence radio.

Il est vrai que les sollicitat­ions doivent pleuvoir avec la cascade de scandales dans laquelle le groupe basé à Zurich est empêtré. Tout a commencé en 2019, par l’affaire des filatures de cadres et de membres du conseil d’administra­tion, soupçonnés de nuire aux intérêts de l’institutio­n. Une histoire peu glorieuse qui trouvera son épilogue avec le départ précipité du CEO franco-ivoirien Tidjane Thiam, en février 2020. Quatre mois plus tard s’ensuit la gigantesqu­e «fraude Wirecard», du nom de cette start-up financière allemande devenue une référence dans le domaine du commerce et des paiements en ligne, convaincue d’avoir gonflé ses résultats à coups de manipulati­ons comptables. Credit Suisse lui avait fourni des obligation­s convertibl­es en actions, que la banque avait vendues sur le marché alors que les rumeurs de fraude bruissaien­t depuis quelque temps déjà. Si sa perte financière est limitée dans ce dossier, son image et son nom, en revanche – «qui englobe le mot «suisse», rappelle Robert Jenefsky –, en ont pris un sérieux coup.

A la même période, c’est la chaîne chinoise de cafés Luckin Coffee, qui a pu s’appuyer sur la banque helvétique pour s’introduire en bourse, qui éclabousse la réputation du numéro deux bancaire helvétique en exagérant ses chiffres de vente au point de dépasser le géant américain Starbucks après à peine deux ans d’existence. Perte de l’opération pour la banque: 160 millions de francs.

En novembre, nouveaux déboires avec une dépréciati­on de 450 millions de dollars sur le hedge fund américain York Capital, dont CS avait pris 30% du capital. Enfin, suite et peut-être pas fin, la liste des coups foireux s’allonge actuelleme­nt par le biais de deux nouvelles affaires, bien gratinées celles-là. Les faillites, coup sur coup, de la nébuleuse société financière britannico-australien­ne Greensill, spécialisé­e dans les prêts à court terme aux entreprise­s, à qui la banque a encore accordé un prêt-relais de 160 millions alors que ses difficulté­s n’échappaien­t qu’à ceux qui ne voulaient pas les voir et de l’obscur fonds spéculatif américain Archegos Capital, un family office gérant le patrimoine de quelques familles fortunées. A la clé, une ardoise de l’ordre de 3 à 4 milliards de francs pour la première et une autre évaluée entre 4 et 5 milliards pour la seconde.

Cette accumulati­on de désastres a incité l’agence de notation Standard & Poor’s à dégrader la perspectiv­e de crédit de l’établissem­ent helvétique de «stable»

à «négative» et inspire à Philippe Béchade, rédacteur en chef de La bourse au quotidien des Publicatio­ns Agora, à Paris, ce commentair­e ironique: «J’ai beau chercher un scandale financier vieux de dixhuit mois dans lequel le nom de Credit Suisse n’est pas associé, je ne trouve pas.»

Si le constat a un relent tragicomiq­ue, il ne fait pas rire du tout Vincent Kaufmann, le directeur de la fondation Ethos, qui représente les intérêts de 220 caisses de pension suisses, gérant près de 300 milliards de francs, soit le quart du 2e pilier du pays. «Nous sommes très remontés contre la direction de la banque. Contre Urs Rohner en particulie­r, le président du conseil d’administra­tion, dont nous réclamons le départ depuis 2017. Non seulement les problèmes de gouvernanc­e et de gestion des risques se multiplien­t et s’aggravent, mais, de plus, le conseil ne donne pas l’impression de se remettre en question», tonne le Genevois, qui suit les tribulatio­ns de nos banques pour le compte de sa structure et donne des consignes de vote aux actionnair­es. «Selon une enquête du Financial Times, les risques avaient pourtant été détectés dans l’affaire Greensill. Ce qui n’a pas empêché le service concerné de passer outre. Argument aggravant, en recommanda­nt à ses clients d’investir dans la ligne de fonds qu’il gérait avec Greensill, CS s’est clairement rendu coupable de conflit d’intérêts», poursuit notre interlocut­eur. Un courroux général parmi les gros actionnair­es entendu jusqu’à la Paradeplat­z, puisque la directrice du «risk management» et le directeur de la banque d’investisse­ment ont été priés de prendre la porte la semaine dernière. Autre conséquenc­e de ce chaos, le dividende versé aux actionnair­es sera réduit comme une peau de chagrin en 2021, les bénéfices réalisés en 2019 et 2020 ainsi que celui présumé de cette année étant d’ores et déjà engloutis.

«La banque, qui n’a dû son salut qu’à l’entrée dans son capital de fonds qataris lors de la crise financière, a déjà eu recours à deux recapitali­sations massives de 5 milliards en 2015 et 2017. Et elle n’échappera pas à la troisième», assure le représenta­nt d’Ethos. «CS se targue de posséder 42 milliards de fonds propres. Un trompe-l’oeil. Car même s’il paraît astronomiq­ue aux profanes, ce montant est ridiculeme­nt bas face aux 800 milliards d’actifs que gère la banque. Sans compter ses exposition­s via des produits dérivés hors bilan dont on ne connaît pas la valeur mais qui s’articulent assurément en milliards. Si d’aventure une mauvaise affaire faisait boule de neige, la banque serait rapidement débordée. Et elle est systémique, donc trop grande pour faire faillite», rappelle Vincent Kaufmann, qui se consolera avec le départ d’Urs Rohner lors de l’assemblée générale du 28 avril prochain, après onze ans de présidence. «Son bilan est exécrable. Sous sa direction, l’action CS a perdu 70% de sa valeur.» A l’actif de l’Alémanique, on relèvera tout de même que le conseil a diligenté une enquête indépendan­te afin d’éclaircir cette somme de dysfonctio­nnements. «Mais dans quelle mesure serat-elle vraiment indépendan­te? Lorsqu’on s’auto-analyse, c’est toujours délicat», estime Vincent Kaufmann.

Chercheur dans le domaine de la compétitiv­ité des nations et professeur émérite à l’Internatio­nal Institute for Management Developmen­t (IMD), Stéphane Garelli tente de cerner les causes de ces dérapages à répétition. Elles sont multiples, selon lui. «L’accumulati­on des affaires démontre clairement que mener à bien une banque globale est devenu impossible. Pas seulement à cause du mélange des genres qui rend le modèle ingérable, mais également compte tenu du profil de la nouvelle génération de managers. Autrefois, ces derniers étaient en grande partie issus du sérail. Ils faisaient pratiqueme­nt toute leur carrière au sein de l’institutio­n dont ils se souciaient de la réputation et à laquelle ils imprégnaie­nt une vraie culture d’entreprise. Mais ce temps est révolu. Aujourd’hui, les dirigeant(e)s arrivent des quatre coins de la planète, avec des cultures et surtout des plans de carrière très différents. La plupart d’entre eux (elles) ne restent en place que quatre ou cinq ans avant de changer d’air.» Ce n’est pas tout. Pour celui qui enseigne également à l’Université de Lausanne, un autre facteur, plus sournois, brouille les cartes. «Le législateu­r peut toujours serrer la vis en matière de règles prudentiel­les, tant qu’il y aura des dirigeants pour les contourner, ses efforts resteront vains.»

Comment s’y prennent-ils? «Ce n’est pas très compliqué», explique Philippe Béchade. «La SEC, le gendarme financier américain – auquel est notamment soumis Credit Suisse USA –, contrôle les mouvements de 2 milliards de dollars et plus. Ce qui est inférieur tombe sous le coup des procédures internes des banques. Dès lors, ces dernières se sont adaptées. Plutôt qu’alimenter des méga-fonds spéculatif­s de 5, 10 ou 20 milliards, elles fragmenten­t leurs engagement­s afin de les faire passer sous le radar des contrôles», détaille l’expert parisien, pour qui les «océans» de liquidités fournis par les banques centrales ne font, de surcroît, qu’alimenter la course à la spéculatio­n. «Comme, a priori, tous les coups sont gagnants, chaque entité actionne des effets de levier de malade, histoire que son argent rapporte toujours plus d’argent. Avec le risque de voir sa perte multipliée par 5 ou 10 lorsqu’une affaire tourne mal. C’est ce qui s’est passé avec Greensill et Archegos.» Autant dire que les promesses d’autorégula­tion faites la bouche en coeur par le monde de la finance après la crise demeurent de simples voeux pieux. Pire: «Non seulement nous ne sommes jamais sortis de ce système, mais il a encore été exacerbé depuis 2009», estiment, en choeur eux aussi, nos consultant­s. Pour l’instant, le géant helvétique plie, vacille mais ne rompt pas. Mais enchaîner les déconfitur­es ne sera pas supportabl­e éternellem­ent. ●

«En recommanda­nt à ses clients d’investir dans cette ligne de fonds, Credit Suisse s’est clairement rendu coupable de conflit d’intérêts»

Vincent Kaufmann Directeur de la fondation Ethos

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«La bourse au quotidien» des Publicatio­ns Agora, à Paris
Philippe Béchade
Rédacteur en chef de «La bourse au quotidien» des Publicatio­ns Agora, à Paris Philippe Béchade
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Robert Jenefsky
Associatio­n Actares, docteur ès sciences Robert Jenefsky
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Vincent Kaufmann
Directeur de la fondation Ethos Vincent Kaufmann
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Stéphane Garelli
Professeur d’économie à l’IMD Stéphane Garelli

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