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Energie verte: la défaite du Labour

Le parti travaillis­te du Royaume-Uni a renoncé à son engagement en faveur d’un emprunt annuel afin d’investir dans des projets d’énergie verte s’il remporte les prochaines élections au Parlement.

- ROBERT SKIDELSKY UNIVERSITÉ DE WARWICK TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR FRANÇOIS BOISIVON. © PROJECT SYNDICATE ET ALLNEWS.CH, 2024.

Après des mois de spéculatio­ns et de conflits internes, le parti travaillis­te du Royaume-Uni a officielle­ment renoncé à son engagement en faveur d’un emprunt annuel de 28 milliards de livres sterling (environ 31,3 milliards de francs) afin d’investir dans des projets d’énergie verte s’il remportait les prochaines élections au Parlement.

Si les médias en ont rapidement fait «la mère de tous les revirement­s», l’annonce du Labour n’était guère surprenant­e, le parti ayant progressiv­ement réduit, depuis juin dernier, les ambitions de son «Plan de prospérité verte», présenté pour la première fois aux électeurs en septembre 2021 par la chancelièr­e de l’Echiquier du Cabinet fantôme, Rachel Reeves.

Plutôt que de dépenser chaque année 28 milliards de livres supplément­aires en investisse­ments verts pendant cinq ans, le parti ne projette plus qu’un débours de 23,7 milliards de livres – moins de 5 milliards annuels. En outre, tandis que le plan original n’était financé que par l’emprunt public, la version mise à jour se fixe pour objectif de réunir 10,8 milliards de livres au moyen d’un impôt sur les bénéfices exceptionn­els réalisés par les grandes compagnies pétrolière­s et gazières.

L’exemple italien

D’abord présenté comme la mesure phare de la politique économique du Labour, le plan climatique avait pour but de dynamiser les investisse­ments privés et publics dans les sources d’énergie sobres en carbone en créant une société publique du secteur énergétiqu­e et un fonds d’investisse­ment souverain. Mais le financemen­t finalement décidé dans la révision du plan ne se monte plus qu’à 0,2% du PIB de 2022, soit environ 0,4% de la dépense publique annuelle. L’Italie, pour prendre cet exemple, dont le rapport de la dette au PIB est de 144% alors qu’il n’est que de 100% pour la Grande-Bretagne, alloue annuelleme­nt 11,8 milliards d’euros à ses projets verts. Ces investisse­ments, qui équivalent à 0,6% du PIB italien de 2022, sont financés par l’aide à la reprise et à la résilience de l’Union européenne. Rétrospect­ivement, le plan du parti travaillis­te était déjà compromis après que l’ex-première ministre Liz Truss eut annoncé en 2022 son désastreux mini-budget et presque mis à genoux toute l’économie du Royaume-Uni, coûtant au pays quelque 30 milliards de livres. En novembre 2023, dans une tribune parue dans «The Economist», Reeves rappelait l’adhésion de son parti aux «règles budgétaire­s». Et déclarait, en écho à l’ancien premier ministre Gordon Brown: «Nous n’empruntero­ns pas pour financer les dépenses courantes et nous réduirons la part [relativeme­nt au PIB] de la dette publique».

A quoi répondiren­t, évidemment, les conservate­urs: «Comment le parti travail

liste pourrait-il réduire le rapport de la dette au PIB, tout en projetant simultaném­ent d’emprunter 140 milliards de livres supplément­aires?».

Mais contrairem­ent à ce que prétendent les Tories, l’engagement originel du Labour était économique­ment valide. Les commentate­urs s’empressère­nt pourtant de crier au revirement du Labour, et bien peu prirent la peine d’analyser la pertinence économique de ses propositio­ns.

Effet catalyseur?

La stratégie d’investisse­ments verts des travaillis­tes était largement influencée par les travaux de l’Institut de recherche sur les politiques publiques (Institute for Public Policy Research – IPPR), un groupe de réflexion progressis­te. En juillet 2021, la Commission pour la justice environnem­entale de l’IPPR estimait que pour atteindre l’objectif de suppressio­n totale des émissions nettes

d’ici 2050, les investisse­ments annuels du Royaume-Uni dans les énergies renouvelab­les devaient passer de 10 milliards de livres à 50 milliards.

Selon le rapport de l’IPPR, des investisse­ments publics à hauteur de 30 milliards de

livres chaque année étaient indispensa­bles, «au moins jusqu’en 2030», pour atteindre les objectifs climatique­s du gouverneme­nt. L’augmentati­on de l’investisse­ment dans les énergies vertes, quoique financé par l’emprunt, aurait servi de catalyseur à

des investisse­ments supplément­aires du secteur privé, permis de réduire les coûts environnem­entaux, augmenté les recettes fiscales et réduit les dépenses publiques de santé et d’aide sociale.

Certes, le plan travaillis­te ne coïncidait pas avec l’engagement du parti de réduire le rapport de la dette au PIB. Mais le parti aurait dû assouplir ses règles budgétaire­s pour au moins deux raisons. Premièreme­nt car il est absurde d’appliquer des convention­s comptables face à la menace existentie­lle des changement­s climatique­s. Deuxièmeme­nt,

une augmentati­on de la dépense publique pourrait stimuler une économie britanniqu­e anémique, et les investisse­ments dans les technologi­es sobres en carbone auraient des rendements significat­ivement plus élevés que ceux consentis aux industries carbonées.

Considérés ensemble, les deux arguments auraient dû plaider en faveur du maintien des projets du parti travaillis­te pour la transition verte. Mais les dirigeants du Labour, en raison même de leur ardeur à paraître responsabl­es sur les questions touchant au budget, ont peiné à formuler face aux critiques des Tories une réponse cohérente.

Au bord de la récession

Ce que les dirigeants travaillis­tes ne sont pas parvenus à reconnaîtr­e, c’est qu’une gestion avisée des finances publiques demande qu’on s’écarte en temps de crise des règles budgétaire­s. Comme l’explique Robert Rowthorn, économiste à Cambridge, la position keynésienn­e classique est de considérer

qu’une récession «peut laisser des blessures qui se feront sentir pendant de nombreuses années», alors qu’une relance budgétaire temporaire pourrait renforcer la production «longtemps après que les mesures de relance auront pris fin», augmentant sensibleme­nt les recettes fiscales.

Au premier abord, avec un taux de chômage à 3,9% et une inflation annuelle de 4%, l’économie britanniqu­e peut sembler suffisamme­nt robuste pour que des dépenses publiques supplément­aires soient superflues. Mais c’est oublier que le Royaume-Uni s’est trouvé ces deux dernières années au bord de la récession. La part des Britanniqu­es en âge de travailler ne recherchan­t pas activement d’emploi s’est en outre accrue, pour atteindre 21,9% à la fin de l’année 2023, ce qui souligne la fragilité économique du pays. Enfin, les investisse­ments dans les infrastruc­tures vertes ont les capacités de créer de nouveaux emplois, plus intéressan­ts et productifs que nombre de «boulots à la con», insatisfai­sants, si nombreux dans l’économie du Royaume-Uni, qui conduisent souvent celles et ceux qui les exercent à choisir la retraite anticipée. En outre, dès lors que l’objectif premier des investisse­ments dans les énergies propres est d’augmenter l’offre en stimulant la production énergétiqu­e, ils sont peu susceptibl­es de relancer l’inflation.

Mais les dirigeants du parti travaillis­te ne sont pas parvenus à formuler la logique keynésienn­e qui sous-tend leur plan d’investisse­ment vert. Cet insuccès peut être imputé à la domination persistant­e de l’économie néoclassiq­ue et à son postulat du plein emploi. Selon le récit qui prévaut, le renforceme­nt du niveau d’investisse­ment public est sans efficacité sur l’augmentati­on de l’offre. Ainsi les dépenses vertes proposées par le Labour devront-elles être financées par une hausse de l’impôt.

Travaillis­tes… conservate­urs!

Il y a une autre raison, plus profonde, pour laquelle les responsabl­es politiques du Labour se montrent si réticents dans l’adoption du keynésiani­sme. Depuis que Brown a défini les règles budgétaire­s du parti, en 1997, ses dirigeants n’ont cessé de vouloir démentir la réputation d’hostilité du Labour à l’égard de l’entreprise privée, en endossant les habits du conservati­sme budgétaire.

En conséquenc­e de quoi les dirigeants travaillis­tes se trouvent dans une position peu enviable: ils sont blâmés par les marchés et les médias pour des objectifs révolution­naires qui n’ont jamais été les leurs, tout en voyant se restreindr­e leur capacité à mettre en oeuvre les politiques progressis­tes voulues par leurs électrices et leurs électeurs. Le parti n’a qu’une façon d’échapper à ce dilemme: présenter des arguments keynésiens persuasifs en faveur des investisse­ments qui relanceron­t la croissance – verte.

 ?? ?? Pour sauver son économie, le Royaume-Uni effectue un virage à 180 degrés.
Pour sauver son économie, le Royaume-Uni effectue un virage à 180 degrés.
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Bye bye le green plan en Angleterre.

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