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Management et autonomie, le Dilemme du curseur

La tendance est à plus de flexibilit­é dans la gestion des équipes. Mais ce mouvement est-il applicable,

- PROPOS RECUEILLIS PAR JULIE EIGENMANN PHOTOS: DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS X @JulieEigen­mann @david_wagnieres

Dans les bureaux de Liip à Lausanne, des poufs, des tableaux blancs et une moquette verte pour un cadre résolument moderne. Mais c’est dans une salle de conférence­s plus traditionn­elle de l’agence digitale que nous reçoit Nadja Perroulaz. La cofondatri­ce de Liip, lancé en 2007, est aujourd’hui responsabl­e du «cercle» People (les ressources humaines, en quelque sorte) et membre de son conseil d’administra­tion, ainsi que de celui d’autres organisati­ons, comme le lieu d’innovation

Impact Hub Bern ou Swico, associatio­n profession­nelle de l'industrie suisse des technologi­es de l'informatio­n et de la communicat­ion.

Liip, qui compte six antennes dans toute la Suisse, est passée à un management holacratiq­ue depuis 2016: un système de gouvernanc­e où la prise de décision et les responsabi­lités reviennent à l’ensemble des collaborat­eurs. Un modèle, qui fait beaucoup parler de lui ces dernières années.

En face de Nadja Perroulaz, un autre profil, celui de François Gabella, chef d’entreprise pendant trente-cinq ans. Il est désormais administra­teur de sociétés qui ont en commun d’être industriel­les et axées sur la technologi­e et les marchés internatio­naux. Il est également vice-président de l’associatio­n de l’industrie suisse des machines Swissmem et membre du comité d’Economiesu­isse. Des parcours différents qui ont forcément une influence sur la vision qu’ont l’un et l’autre de l’organisati­on du travail. Mais en matière de management,

Nadja Perroulaz et François Gabella ont aussi certains points de vue communs. Interview croisée.

Pourquoi Liip a-t-elle réalisé, en 2016, ce passage vers l’holacratie? Pour quel résultat aujourd’hui? Nadja Perroulaz:

Nous avons connu des phases de croissance très fortes et nous avons remarqué que nous avions besoin de structure. Nous étions alors, en 2016, environ 160 personnes dans l’entreprise. L’idée était d’être un employeur innovant, moderne et proactif sur les tendances du marché d’aujourd’hui et de voir comment nous organiser pour que cela soit profitable à la fois à l’entreprise et à l’humain. C’est comme ça que nous en sommes arrivés à l’holacratie.

Plutôt que de nommer des cadres intermédia­ires, il nous a semblé logique d’aller vers une organisati­on agile, sachant que l’on travaillai­t déjà avec des «cercles», soit des équipes auto-organisées, pour la gestion de projets. Nous avons donc adapté ce fonctionne­ment à toute la structure de l’entreprise. Le conseil d’administra­tion a adopté ce modèle et toute la direction a abandonné son pouvoir et l’a remis entre les mains des employés. Nous en sommes toujours là et cela fonctionne bien: il n’est pas prévu de revenir en arrière.

Mais que signifie être une entreprise holacratiq­ue en 2024? N. P.:

Chaque personne a un portfolio de rôles, dont un principal, comme «développeu­r de logiciel», et elle en prend d’autres comme celui de coacher les apprentis, par exemple. Pour chaque rôle, elle a un pouvoir de décision complet. Mais les responsabi­lités et les attentes sont claires: il ne faut pas imaginer que chacun fait n’importe quoi.

La première année, les nouveaux arrivants se focalisent très fortement

sur le rôle principal, et ils en reprennent d’autres une fois qu’ils ont un peu plus d’expérience. C’est un système où l’intelligen­ce collective est facilitée et l’humain replacé au centre de l’organisati­on, avec la possibilit­é pour les talents de se développer de diverses manières.

François Gabella, qu’est-ce que ce modèle holacratiq­ue vous inspire? François Gabella:

J’ai commencé ma carrière dans les années 1980 et nous étions encore dans des modèles très hiérarchis­és, pour ne pas dire militaires. Mais, depuis, on s’est rendu compte que l’incompéten­ce ou l’injustice qui parfois intervienn­ent dans une structure très hiérarchiq­ue peuvent générer une perte de motivation et donc de performanc­e. Déléguer de la responsabi­lité permet de libérer le potentiel de personnes en quelque sorte «éteintes» par les hiérarchie­s. Et plus d’horizontal­ité devient aujourd’hui davantage une exigence des collaborat­eurs, encore exacerbée par la pénurie de personnel, puisqu’ils ont plus souvent le choix de leur employeur.

L’holacratie vous semble donc adaptable à un grand nombre d’organisati­ons? F. G.:

Nombre d’entreprise­s s’ouvrent effectivem­ent et vont vers plus d’horizontal­ité, qui laisse plus de place à la créativité et permet de générer plus de valeur, mais sans aller aussi loin que Liip. Ce modèle me paraît tout de même difficile à appliquer pour beaucoup d’entreprise­s, d’abord à cause de leur taille. La complexité d’une organisati­on croît lorsqu’elle grandit.

Les sociétés dans lesquelles j’ai travaillé comptent des centaines de personnes qui opèrent sur plusieurs sites et dans des discipline­s très différente­s. Je ne pense pas que votre modèle (s'adressant à Nadja Perroulaz) est applicable à des grandes sociétés industriel­les. Par contre, il est possible de s’en inspirer dans la mesure où, si on schématise, le modèle «militaire» du management traditionn­el donne l’objectif mais impose aussi la façon d’y arriver. Or, de plus en plus, les entreprise­s laissent davantage de liberté aux équipes quant au chemin à emprunter pour atteindre les objectifs, quand cela s’y prête.

Dans quelle mesure le secteur influence-t-il le choix du modèle managérial?

F. G.: J’imagine que dans le domaine du développem­ent ou de l'informatiq­ue, la créativité est importante. Mais dans une entreprise qui produit des montres en série, par exemple, on ne va pas demander à chaque personne qui doit poser des centaines de pièces par jour si elle est en train d’utiliser les bonnes. Chacun ne peut pas réinventer la roue.

N. P.: (Sourire.) On ne réinvente pas la roue à chaque fois non plus, ce ne serait pas possible, et nous sommes quand même une entreprise lucrative.

Même dans le développem­ent de logiciels, il y a des processus très standardis­és qu’on ne remet pas en question. L’holacratie n’a pas une influence permanente, mais dans ce modèle les collaborat­eurs ne travaillen­t pas seulement pour l’organisati­on mais aussi sur l’organisati­on, sur son efficience. Pour ce qui est du secteur, l’holacratie est un système qui a été créé par des développeu­rs de logiciels, qui ont l’habitude de travailler de manière indépendan­te. Il est donc logique que ça marche particuliè­rement bien chez nous.

L’horizontal­ité résiste-t-elle en temps de crise? N’y a-t-il pas dans ces moments-là besoin d’une hiérarchie qui tranche? F. G.:

«Toute la direction a abandonné son pouvoir et l’a remis entre les mains des employés» NADJA PERROULAZ, COFONDATRI­CE DE LIIP

C’est vrai que dans une démocratie comme dans une entreprise, les choses se compliquen­t quand il faut prendre une décision difficile; notamment une décision qui va impacter négativeme­nt tout ou partie du groupe.

N. P.: Oui, nous en avons connu lors la pandémie notamment, avec des clients qui ont dû fermer boutique et certains collaborat­eurs qui n’avaient, par conséquent, temporaire­ment plus rien à faire du jour au lendemain. Mais nous avons justement utilisé le concept des rôles pour qu’ils puissent être replacés dans d’autres équipes. Nous n’avons licencié personne et notre logique de transparen­ce des chiffres de la société a aussi permis d’être très clair et bien compris dans nos décisions.

F. G.: Je suis d'accord, la transparen­ce permet aux collaborat­eurs de comprendre la crise.

N. P.: Exactement, l’idée est qu’ils restent tout le temps acteurs de la situation.

F. G.: Votre modèle ne s’adresse-t-il pas à une catégorie de collaborat­eurs particuliè­re? J’allais dire très matures, voire idéalistes? (Sourire.)

N. P.: Je n’espère pas! (Sourire.) Mais c’est vrai que si on cherche un titre, un très gros salaire et une voiture, on ne s’y retrouvera pas chez nous. Dès le début, nous expliquons notre fonctionne­ment et je pense que ça fait office de filtre naturel. Nous sommes aussi très clairs sur le fait qu’avec notre système de transparen­ce, la rémunérati­on n’est pas négociable, même s’il y a évidemment des revues de salaires, dont discute le «cercle» qui y est dédié.

Mais je pense que les candidates et candidats viennent pour notre état d’esprit et la liberté qu’offre le système de «rôles», dont on peut changer: ils représente­nt des carrières extraordin­aires qu’on ne pourrait pas mener dans des sociétés plus traditionn­elles. Nos conditions de travail sont aussi flexibles, et une personne qui a des enfants par exemple ne sera pas pénalisée dans sa carrière. Cela a moins à voir avec l’holacratie, mais c’est tout un cadre de management qui l’accompagne.

Vous prônez l’autonomie. Mais n’y a-t-il pas aussi des personnes qui se sentent perdues avec trop de liberté? Est-ce toujours une bonne idée?

N. P.: Je dirais que oui, mais il faut apprendre cette autonomie, y être formé. Et comme je l’ai dit, beaucoup de personnes qui postulent chez nous viennent parce qu’elles savent comment nous fonctionno­ns.

F. G.: Je pense que la culture du travail est globalemen­t en train de migrer vers des formes de travail moins structurée­s et qui laissent plus de place à l’autonomie. Mais tout dépend aussi des personnes: certaines ne souhaitent pas forcément faire preuve de créativité au travail et préfèrent s’y engager mentalemen­t de façon limitée car elles ont d’autres centres d'intérêt. Ce n’est pas un jugement de valeur de ma part. Un autre élément particulie­r chez Liip, c’est que vous ne dépendez pas d’actionnair­es externes.

N. P.: En effet, seuls les collaborat­eurs de Liip peuvent acquérir des actions.

Depuis la pandémie, la flexibilit­é est aussi davantage celle des lieux et des temps de travail. En quoi contribue-t-elle ou nuit-elle à un management e‰cace? F. G.: Si l’individu a une certaine latitude pour décider quand et où il travaille, il le fait dans un état d’esprit qui est forcément plus productif. Mais il y a aussi certaines limites en matière de coopératio­n. Tout le monde ne peut pas travailler en permanence à distance et en décalé: il faut un minimum de présence et de coordinati­on, aussi pour éviter que des collaborat­eurs ne se reme˜ent au travail à 22h le soir. Ce˜e liberté demande donc une certaine discipline des deux parties.

N. P.: Entièremen­t d’accord. Je crois que c’est une nécessité en tant qu’entreprise d’apporter des réponses à cette forte demande pour de nouvelles formes de travail, mais il faut veiller à trouver un certain équilibre. Chez nous, hormis le nombre d’heures par semaine ou par mois qui est demandé, la responsabi­lité du bon fonctionne­ment des équipes appartient aux employés.

F. G.: Dans les entreprise­s avec lesquelles je travaille, c’est en général deux jours par semaine minimum en présentiel, pour les collaborat­eurs dont le métier le permet.

N’y a-t-il pas aussi une importante dimension marketing à se dire «horizontal» aujourd’hui, sans que cela colle toujours à la réalité? N. P.:

Cela peut être le cas dans certaines entreprise­s. Chez nous, ce modèle nous a évidemment apporté du positif au niveau de la marque employeur parce que beaucoup de candidates et candidats nous rejoignent pour travailler de cette manière. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle nous avons adopté ce modèle.

Cette tendance vers plus de ‘exibilité est-elle durable ou est-elle surtout liée à la pénurie de personnel et au besoin d’être attractif par rapport aux entreprise­s concurrent­es?

«Certaines personnes ne souhaitent pas faire preuve de créativité au travail car elles ont d’autres centres d’intérêt» FRANÇOIS GABELLA, ADMINISTRA­TEUR DE SOCIÉTÉS INDUSTRIEL­LES ET TECHNOLOGI­QUES

N. P.: Je pense que cela va durer et que certaines dimensions vont encore se développer, notamment parce que les nouvelles génération­s qui sont sur le marché du travail ont incorporé ces possibilit­és de flexibilit­é.

F. G.: Pénurie ou pas, beaucoup d’entreprise­s vont continuer à migrer vers des modèle plus ouverts pour a˜irer les meilleurs collaborat­eurs, ce qui représente une chance d’améliorer la satisfacti­on des collaborat­eurs mais aussi leur productivi­té. En fonction de la taille et de la nature des activités, la position idéale du curseur d’autonomie variera. Mais je ne pense que beaucoup d’entre elles auront de la peine à aller aussi loin que vous [Liip, ndlr].

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(PHOTOS: LAUSANNE, 22 AVRIL 2024) Pour l’administra­teur François Gabella, le secteur d’activité d’une entreprise détermine en partie son degré de liberté en matière de management.
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Nadja Perroulaz, cofondatri­ce de l’entreprise
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