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Chez Ecodev, travailler rime avec flexibilit­é

Alors que les modèles de management innovants font aujourd’hui beaucoup parler d’eux, une PME à Neuchâtel pratique depuis 2005 une gestion horizontal­e entre associés, avec télétravai­l libre, salaire au besoin et vacances sans compter

- TEXTE: JULIE EIGENMANN PHOTOS: DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS X @JulieEigen­mann @david_wagnieres

Le télétravai­l, la flexibilit­é des horaires, l’horizontal­ité du management, les salaires et les vacances autogérées… De nouvelles tendances? Une mode passagère? Une façon d’airer les talents que l’on s’arrache dans le secteur informatiq­ue? Rien de tout cela pour la société

Ecodev, qui pratique un management hors du commun depuis près de vingt ans. Installés dans des bureaux à deux pas de la gare de Neuchâtel, sept associés et un collaborat­eur forment cee PME de développem­ent web et infrastruc­tures informatiq­ues.

Ce vendredi d’avril, ils sont trois dans les locaux, autour d’une table basse où trônent biscuits, chocolats, fruits secs et daes. Derrière les bureaux, une collection de whisky et sur les murs, une carte du monde des pays selon leur vulnérabil­ité au changement climatique et nombre de cartes postales. Autour de la table, Mark Haltmeier, gérant «puisqu’il en faut un sur le papier», précise-t-il. Mais aussi Marc Rolli, cogérant, et Hazhar Galeh, informatic­ien de gestion. Ce dernier est le seul de l’équipe à ne pas être un associé, soit à avoir une part dans l’entreprise – du moins pour l’instant. C’est qu’Hazhar, qui travaille à 50% pour Ecodev, est encore étudiant en bachelor.

La croissance, pas un but

Mark nous raconte les débuts de la PME, d’abord succursale d’une société française puis société à responsabi­lité limitée à part entière depuis 2005. «Assez tôt, tout le monde ou presque a été associé, de manière à pouvoir partager le pouvoir et à sortir de la structure pyramidale classique.» Certains sont arrivés un peu plus tard dans l’aventure, mais l’équipe de base est restée la même. Sans intention de grandir, donc? «Ce serait à discuter collective­ment, mais on ne le cherche pas même si on ne va pas l’exclure si ça a du sens», répond-il. Le chiffre d’affaires de la société se situe autour de 350 000 francs.

Pour chaque projet, l’équipe a un référent qui n’est pas toujours le même, soit une personne de contact privilégié­e pour le client, qui s’entoure de collègues. «Ce fonctionne­ment s’apparente à de l’«holacratie» [forme de gestion fondée sur la mise en oeuvre formalisée de modes de prise de décision et de répartitio­n des responsabi­lités communs à tous, ndlr], mais nous ne le pratiquons pas formelleme­nt», note Mark.

Des salaires en fonction des réalités

Autre spécificit­é chez Ecodev, le salaire «au besoin». Les rémunérati­ons sont fixées en fonction de la réalité de chacun, qui peut varier. «Tout en gardant à l’esprit qu’il faut que l’argent ramené à Ecodev permee de couvrir les salaires, avec donc un équilibre entre ce qui rentre et ce qui sort, précise Marc Rolli. Mais nous essayons aussi d’être solidaires: un collègue s’est par exemple lancé en parallèle dans l’enseigneme­nt parce que ça le passionne, ce qui a impliqué de diminuer son taux d’activité temporaire­ment. Mais nous n’allons pas pour autant réduire son salaire à ce stade, parce qu’il en a vraiment besoin. Et vivre dignement et correcteme­nt n’est pas qu’une question de salaire, souligne-t-il, ça peut être aussi une question de rythme: un collègue se lève par exemple plus tard mais travaille jusqu’à 2h du matin parce que ça lui convient.»

Les salaires à 100% tournent schématiqu­ement autour de 5000 francs nets, répond Mark quand on lui pose la question. Mais tous n’ont donc pas la même rémunérati­on. De quoi créer des tensions? «Non, pourquoi y en aurait-il? sourit (l’autre) Marc. «La structure garantit ce dont on a besoin, mais aussi plus de temps, elle offre de la richesse a d’autres niveaux», enchaîne Mark.

Une flexibilit­é que salue Hazhar, employé à 50%: «Ce système m’a vraiment sauvé la vie en tant qu’étudiant, avec des moments d’examens très chargés puis d’autres où je peux ensuite faire plus quand j’ai moins à réviser.» La flexibilit­é est aussi celle des vacances, sans limite théorique. Un associé en a d’ailleurs profité pour faire un voyage à vélo de plusieurs mois, il y a quelques années. «Mais il faut par exemple s’assurer que des personnes qui ont le même poste ne partent pas en même temps. Ils s’autogèrent», explique Mark.

Une souplesse qui va dans les deux sens

Il faut dire aussi que la souplesse, pour les vacances et le quotidien, va dans les deux sens. «Si un serveur tombe en panne un samedi ou un dimanche, il faudra intervenir à ce moment-là.» Autre exemple: «Un collègue n’a pas pris de vacances pendant presque un an, parce qu’il était à fond sur un projet qu’il souhaitait poursuivre, note Mark. De mon côté je prends peu de vacances: j’ai envie d’être dans un rythme durable, en faisant par exemple du maraîchage deux matinées par semaine, où les vacances ne sont pas un besoin parce qu’on s’épuise.»

En prônant tant de liberté, comment rester rentable? «L’important est toujours que le travail soit fait, le délai respecté, chacun est autorespon­sable», répond Mark.

Tous ont d’ailleurs une vie qui ne se résume pas à leur travail chez Ecodev: Mark a par exemple cofondé une épicerie participat­ive coopérativ­e à Saint-Blaise (NE) pour laquelle il exerce bénévoleme­nt comme les autres coopérateu­rs, et Marc, qui est à 60% chez Ecodev, travaille aussi dans une autre organisati­on.

Autre point particulie­r: le télétravai­l ne connaît pas de limites chez Ecodev. Un associé travaille d’ailleurs à Prague, et un autre voyage en Asie. Mais le lien est toujours maintenu par écrit (e-mail et messagerie interne) et par visioconfé­rence. «Tous les lundis matin, on fait aussi un point de situation, en vidéo pour ceux qui sont à distance, et on définit les tâches à venir», détaille Hazhar. «Et tous les trois mois environ on fait une réunion à Neuchâtel. L’occasion de cuisiner et de manger tous ensemble, des pizzas maison par exemple, comme lorsque Sylvain avait découvert un four à pizzas portatif!» se souvient Marc. Ces réunions plus approfondi­es permeent aussi d’aborder les envies de chacun, estiment les trois hommes, qui jugent aussi que le modèle horizontal permet de faire entendre toutes les voix et de

nd faire surgir des idées.

«Vivre dignement et correcteme­nt n’est pas qu’une question de salaire» MARC ROLLI, COGÉRANT DE LA SOCIÉTÉ INFORMATIQ­UE ECODEV

En télétravai­l à Prague et à Bali

Sur un grand écran d’ordinateur apparaît soudain Sylvain, depuis Prague. Il passe deux mois par an en Suisse «pour garder le lien» mais vit à l’étranger le reste du temps. «J’ai des collègues de machine à café en coworking et des collègues de travail distants», s’amuse-t-il. Il fait lui aussi partie des cofondateu­rs d’Ecodev.

En ce moment, Sylvain travaille avec ses collègues Adrien et Samuel sur une applicatio­n, d’abord créée pour la gestion de l’épicerie participat­ive de Saint-Blaise, qu’utilisent désormais nombre de magasins similaires en Suisse. Le marché français est aussi intéressé, d’où la nécessité de réaliser des développem­ents complément­aires. Parmi les autres clients d’Ecodev, beaucoup d’associatio­ns, dont l’Associatio­n suisse des locataires (Asloca) Neuchâtel ou encore l’Office protestant de la formation.

Sur le fonctionne­ment, Sylvain note: «Nous sommes presque comme des indépendan­ts travaillan­t ensemble, chacun a plein de casquees. Je pense aussi que ça fonctionne parce qu’on est tous associés: on a plus d’implicatio­n et un lien d’amitié. La structure holacratiq­ue marche aussi parce qu’on est petits.»

Au tour d’Adrien de se connecter en ligne avec ses collègues. Après quelques années à Neuchâtel, lui vit désormais en Asie, en déplacemen­t – tant que la connexion internet est bonne – après plusieurs années en Corée d’où vient sa femme. Il nous parle aujourd’hui depuis Bali, demain il sera au Vietnam. «Je profite de notre flexibilit­é quand je dois prendre un avion, et je compense ensuite. Je n’ai jamais eu de problème à travailler, je serais plutôt tendance workaholic», confie-t-il. Il rentre de temps en temps en Suisse.

Une démarche politique

Dans la même logique alternativ­e, les tarifs que pratique la société sont aussi inhabituel­s. «Nous avons longtemps pratiqué les 100 francs de l’heure, de sorte à être accessible­s à des associatio­ns qui ont moins de moyens, note Mark. Nous avons un peu augmenté récemment. Nous ne sommes pas dans une logique de rentabilit­é à court terme, mais écologique. Et l’informatiq­ue doit être au service de l’humain et pas le contraire.» Une démarche politique, en somme? Oui, répond celui qui n’a pas de téléphone portable par choix et qui estime qu’au

besoin, son propre salaire peut-être «une variable d’ajustement». A l’occasion d’un projet qui a demandé beaucoup d’investisse­ment financier, la question de renoncer à un mois de salaire a d’ailleurs été posée sur la table. Des choix différents ont été faits selon les besoins, raconte Mark. Mais globalemen­t, les comptes sont équilibrés, avec peu de déficit et de légers bénéfices.

Il n’y a pas UN bon modèle de management, l’horizontal­ité d’Ecodev n’est pas applicable partout, et tout dépend du contexte et du moment, croit cependant Mark. «En situation d’urgence, il peut être nécessaire de prendre des décisions rapidement, mais nous avons rarement été dans ce cas.» Questionné­s sur l’équipe 100% masculine qui compose Ecodev, les deux gérants répondent que ça n’était évidemment pas un choix, le manque de femmes en informatiq­ue ayant peut-être joué un rôle.

Midi approche: Marc cuisine pour l’équipe, poisson en sauce, riz et salade composée. Les vendredis sont l’occasion de repas commun. Mark met la table, Hazhar mélange la salade et le repas se déguste en toute conviviali­té autour de la table basse. La vaisselle sera elle aussi collective. Les deux cogérants ont aujourd’hui la soixantain­e: après leur retraite, la suite d’Ecodev n’est pas encore déterminée. «Mais je pense que ça pourrait naturellem­ent continuer sous ce“e forme-là, aussi avec de nouveaux associés, développe Mark. Nous avons quelques années pour voir venir.»

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 ?? ?? Hazhar Galeh, Marc Rolli et Mark Haltmeier (de g. à à dr.). Les vendredis sont l’occasion de repas communs.
Hazhar Galeh, Marc Rolli et Mark Haltmeier (de g. à à dr.). Les vendredis sont l’occasion de repas communs.
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(PHOTOS: NEUCHÂTEL, 19 AVRIL) L’entreprise ne cherche pas une logique de rentabilit­é à court terme mais poursuit une approche écologique, en adaptant aussi ses tarifs pour être accessible au monde associatif.
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Selon Mark Haltmeier (au centre), gérant d’Ecodev, le management est une question d’adaptation au contexte et au moment, il n’existe pas de modèle unique gagnant.

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