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Le management bienveillant est-il possible?
Conscients des atouts d’un personnel épanoui, les employeurs revoient leur approche en matière de gouvernance. L’heure est à la exibilité, prônée par des entreprises en quête de talents soucieux de leur bien-être
Les managers traversent-ils une crise existentielle? En s’intéressant au positionnement des entreprises sur le marché de l’emploi, force est de constater que toutes, ou presque, vantent des valeurs fortes, fédératrices et bienveillantes concernant la gestion de leur personnel. D’ailleurs on ne parle plus beaucoup de gestion du personnel, le jargon du management s’étant considérablement conceptualisé durant ces dernières années. On parle dorénavant de communauté, d’équipes au sein desquelles s’épanouir et exprimer sa personnalité.
Erwan Bellard, chargé d’enseignement expert en management des ressources humaines et carrières à l’Université de Genève, voit en partie dans ce positionnement en matière de gouvernance le reflet d’une stratégie marketing déployée par des employeurs en quête de talents dans un contexte de pénurie de maind’oeuvre. «Le management bienveillant, ou du moins prôné en tant que tel, n’est pas nouveau. Ces dernières années, on observe cependant une certaine influence de la psychologie positive sur le domaine du management. D’où l’apparition de cee terminologie centrée sur l’épanouissement des collaborateurs au travail, leur bien-être ou encore la prise en compte de leurs valeurs.»
Théorie et pratique discordantes
La gouvernance bienveillante et altruiste est-elle donc une simple opération de communication ou un réel changement de paradigme dans les pratiques managériales? Difficile à dire. S’il n’est pas aisé pour les collaborateurs de partager leurs expériences actuelles ou passées au sein d’entreprises meant en avant un positionnement managérial épanouissant, il suffit de se rendre sur certains forums professionnels pour constater une réalité moins aractive.
En ligne, sous la protection d’un certain anonymat, les témoignages d’employés désabusés abondent. Sur Glassdoor ou encore Indeed, certaines entreprises de secteurs variés qui meent beaucoup en avant un management humain sont pourtant décriées. Non-respect de l’équilibre entre vie privée et professionnelle, charge de travail insurmontable, perspectives d’évolution faibles voire inexistantes, structures ultra hiérarchisées, bridage de profils surqualifiés; force est de constater que les expériences décrites ne collent pas tout à fait aux arguments managériaux avancés du côté des employeurs.
«En se basant sur des données factuelles, des paradoxes émergent rapidement entre ce qui est prôné par les employeurs et ce qui est vécu par les managers et les employés», explique Erwan Bellard. «Alors que les entreprises mettent en avant un mode de gouvernance bienveillant, elles pratiquent aujourd’hui une politique de contrôle des collaborateurs très poussée, notamment pour tenter de limiter l’absentéisme qui, depuis la période covid, est devenu particulièrement prononcé. Autre contradiction, l’évolution du taux d’encadrement, soit le nombre de personnes que doit gérer un manager. Dans les bonnes pratiques, on prônait dans les théories classiques un rapport d’un pour cinq. Aujourd’hui, il est devenu fréquent qu’un manager ait jusqu’à 30 personnes sous sa responsabilité. Comment appliquer un modèle vanté comme étant centré sur les aspirations individuelles lorsque l’on doit superviser le travail d’autant de collaborateurs en même temps?»
Chez QoQa, qui incarne certainement l’une des entreprises suisses les plus modernes en matière de gouvernance, le management représente une remise en question constante. Défi principal: organiser ses équipes pour soutenir sa croissance tout en maintenant un climat de travail stimulant.
«Durant les premières années de l’entreprise, l’organisation s’est faite naturellement, en laissant une grande marge de manoeuvre à chacun. Mais au bout d’un certain temps, nous ne savions plus comment nous répartir les missions de croissance ou l’amélioration des compétences techniques», évoque Fabio Monte, responsable opérationnel. A la suite d’un gros travail de remise en question, les managers du site de vente en ligne finissent par se tourner vers l’holacratie.
L’holacratie? En théorie, une méthode de management qui vise à distribuer l’autorité et la prise de décision au sein d’une organisation. «Ce mode de gouvernance nous a apporté beaucoup, en nous obligeant à décortiquer les tâches de chaque corps de métier présent chez
QoQa», poursuit Fabio Monte. «C’est aussi un excellent moyen de clarifier les choses pour limiter les réunions. Bien sûr, instaurer un tel modèle génère aussi des tensions, voire des frustrations qu’il faut gérer, vu que le processus est volontairement orienté pour favoriser l’innovation au détriment du statu quo.»
Indépendance guidée
A La Mobilière, élue deuxième meilleur employeur de Suisse cee année dans le classement établi par Statista, Handelszeitung et PME, le management est une affaire d’équilibre entre les lignes directrices du groupe et les multiples agences qui le composent sur le terrain.
«Notre groupe compte 6400 employés, répartis sur les sites de la direction ainsi que dans 80 agences indépendantes», précise Barbara Agoba, responsable des ressources humaines. «Chacune d’entre elles évolue de manière autonome, un peu à la manière d’une PME. Bien sûr, une vision commune et des objectifs à aeindre spécifiques au groupe guident leur pratique dans l’ensemble. Mais libre à elles de déployer leur propre organisation.»
Une flexibilité en matière de management accordée à chaque agence qui fait aussi écho à leur statut, puisqu’elles sont toutes enregistrées au Registre du commerce en tant qu’entités indépendantes. Dans la pratique, le groupe se veut également aentif aux souhaits individuels, notamment concernant le télétravail.
Flexibilité totale et pression collective
Si la recherche d’une certaine souplesse managériale semble pointer vers un style de gouvernance plus altruiste et bienveillant, son application trop poussée peut aussi engendrer l’effet inverse. Laissés libres sur des aspects centraux de la collaboration, tels que la détermination du salaire par exemple – un fonctionnement surtout testé par des sociétés américaines et anglaises, les employés peuvent alors être confrontés à un système qui s’avère finalement plus restrictif.
«Dans les faits, cee pratique repose sur des règles définies par la collectivité», explique Erwan Bellard. «C’est ce que l’on appelle le contrôle par les pairs. Comme tout le monde connaît les salaires des autres, la pression du groupe incite à normer encore davantage son comportement. D’où le fait que, dans ce type d’organisations, les salaires sont parfois plus bas que le marché.»
Dans la pratique, on retiendra surtout que, pour adopter une politique managériale à la fois stimulante, performante et bienveillante, il s’agit avant tout de se concentrer sur les premières personnes concernées, à savoir les managers. Ont-ils des objectifs réalistes? Bénéficient-ils tous des outils et des ressources nécessaires pour concrétiser la vision de l’entreprise? Et surtout, n’ont-ils pas trop de collaborateurs à gérer? Autant de questions à se poser avant de s’intéresser au potentiel effet d’un système de gouvernance, quel qu’il soit.
«Des paradoxes émergent entre ce qui est prôné par les employeurs et ce qui est vécu par les managers et les employés» ERWAN BELLARD, UNIVERSITÉ DE GENÈVE