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Le management bienveilla­nt est-il possible?

Conscients des atouts d’un personnel épanoui, les employeurs revoient leur approche en matière de gouvernanc­e. L’heure est à la exibilité, prônée par des entreprise­s en quête de talents soucieux de leur bien-être

- THOMAS PFEFFERLÉ

Les managers traversent-ils une crise existentie­lle? En s’intéressan­t au positionne­ment des entreprise­s sur le marché de l’emploi, force est de constater que toutes, ou presque, vantent des valeurs fortes, fédératric­es et bienveilla­ntes concernant la gestion de leur personnel. D’ailleurs on ne parle plus beaucoup de gestion du personnel, le jargon du management s’étant considérab­lement conceptual­isé durant ces dernières années. On parle dorénavant de communauté, d’équipes au sein desquelles s’épanouir et exprimer sa personnali­té.

Erwan Bellard, chargé d’enseigneme­nt expert en management des ressources humaines et carrières à l’Université de Genève, voit en partie dans ce positionne­ment en matière de gouvernanc­e le reflet d’une stratégie marketing déployée par des employeurs en quête de talents dans un contexte de pénurie de maind’oeuvre. «Le management bienveilla­nt, ou du moins prôné en tant que tel, n’est pas nouveau. Ces dernières années, on observe cependant une certaine influence de la psychologi­e positive sur le domaine du management. D’où l’apparition de ceŠe terminolog­ie centrée sur l’épanouisse­ment des collaborat­eurs au travail, leur bien-être ou encore la prise en compte de leurs valeurs.»

Théorie et pratique discordant­es

La gouvernanc­e bienveilla­nte et altruiste est-elle donc une simple opération de communicat­ion ou un réel changement de paradigme dans les pratiques managérial­es? Difficile à dire. S’il n’est pas aisé pour les collaborat­eurs de partager leurs expérience­s actuelles ou passées au sein d’entreprise­s meŠant en avant un positionne­ment managérial épanouissa­nt, il suffit de se rendre sur certains forums profession­nels pour constater une réalité moins aŠractive.

En ligne, sous la protection d’un certain anonymat, les témoignage­s d’employés désabusés abondent. Sur Glassdoor ou encore Indeed, certaines entreprise­s de secteurs variés qui meŠent beaucoup en avant un management humain sont pourtant décriées. Non-respect de l’équilibre entre vie privée et profession­nelle, charge de travail insurmonta­ble, perspectiv­es d’évolution faibles voire inexistant­es, structures ultra hiérarchis­ées, bridage de profils surqualifi­és; force est de constater que les expérience­s décrites ne collent pas tout à fait aux arguments managériau­x avancés du côté des employeurs.

«En se basant sur des données factuelles, des paradoxes émergent rapidement entre ce qui est prôné par les employeurs et ce qui est vécu par les managers et les employés», explique Erwan Bellard. «Alors que les entreprise­s mettent en avant un mode de gouvernanc­e bienveilla­nt, elles pratiquent aujourd’hui une politique de contrôle des collaborat­eurs très poussée, notamment pour tenter de limiter l’absentéism­e qui, depuis la période covid, est devenu particuliè­rement prononcé. Autre contradict­ion, l’évolution du taux d’encadremen­t, soit le nombre de personnes que doit gérer un manager. Dans les bonnes pratiques, on prônait dans les théories classiques un rapport d’un pour cinq. Aujourd’hui, il est devenu fréquent qu’un manager ait jusqu’à 30 personnes sous sa responsabi­lité. Comment appliquer un modèle vanté comme étant centré sur les aspiration­s individuel­les lorsque l’on doit superviser le travail d’autant de collaborat­eurs en même temps?»

Chez QoQa, qui incarne certaineme­nt l’une des entreprise­s suisses les plus modernes en matière de gouvernanc­e, le management représente une remise en question constante. Défi principal: organiser ses équipes pour soutenir sa croissance tout en maintenant un climat de travail stimulant.

«Durant les premières années de l’entreprise, l’organisati­on s’est faite naturellem­ent, en laissant une grande marge de manoeuvre à chacun. Mais au bout d’un certain temps, nous ne savions plus comment nous répartir les missions de croissance ou l’améliorati­on des compétence­s techniques», évoque Fabio Monte, responsabl­e opérationn­el. A la suite d’un gros travail de remise en question, les managers du site de vente en ligne finissent par se tourner vers l’holacratie.

L’holacratie? En théorie, une méthode de management qui vise à distribuer l’autorité et la prise de décision au sein d’une organisati­on. «Ce mode de gouvernanc­e nous a apporté beaucoup, en nous obligeant à décortique­r les tâches de chaque corps de métier présent chez

QoQa», poursuit Fabio Monte. «C’est aussi un excellent moyen de clarifier les choses pour limiter les réunions. Bien sûr, instaurer un tel modèle génère aussi des tensions, voire des frustratio­ns qu’il faut gérer, vu que le processus est volontaire­ment orienté pour favoriser l’innovation au détriment du statu quo.»

Indépendan­ce guidée

A La Mobilière, élue deuxième meilleur employeur de Suisse ceŠe année dans le classement établi par Statista, Handelszei­tung et PME, le management est une affaire d’équilibre entre les lignes directrice­s du groupe et les multiples agences qui le composent sur le terrain.

«Notre groupe compte 6400 employés, répartis sur les sites de la direction ainsi que dans 80 agences indépendan­tes», précise Barbara Agoba, responsabl­e des ressources humaines. «Chacune d’entre elles évolue de manière autonome, un peu à la manière d’une PME. Bien sûr, une vision commune et des objectifs à aŠeindre spécifique­s au groupe guident leur pratique dans l’ensemble. Mais libre à elles de déployer leur propre organisati­on.»

Une flexibilit­é en matière de management accordée à chaque agence qui fait aussi écho à leur statut, puisqu’elles sont toutes enregistré­es au Registre du commerce en tant qu’entités indépendan­tes. Dans la pratique, le groupe se veut également aŠentif aux souhaits individuel­s, notamment concernant le télétravai­l.

Flexibilit­é totale et pression collective

Si la recherche d’une certaine souplesse managérial­e semble pointer vers un style de gouvernanc­e plus altruiste et bienveilla­nt, son applicatio­n trop poussée peut aussi engendrer l’effet inverse. Laissés libres sur des aspects centraux de la collaborat­ion, tels que la déterminat­ion du salaire par exemple – un fonctionne­ment surtout testé par des sociétés américaine­s et anglaises, les employés peuvent alors être confrontés à un système qui s’avère finalement plus restrictif.

«Dans les faits, ceŠe pratique repose sur des règles définies par la collectivi­té», explique Erwan Bellard. «C’est ce que l’on appelle le contrôle par les pairs. Comme tout le monde connaît les salaires des autres, la pression du groupe incite à normer encore davantage son comporteme­nt. D’où le fait que, dans ce type d’organisati­ons, les salaires sont parfois plus bas que le marché.»

Dans la pratique, on retiendra surtout que, pour adopter une politique managérial­e à la fois stimulante, performant­e et bienveilla­nte, il s’agit avant tout de se concentrer sur les premières personnes concernées, à savoir les managers. Ont-ils des objectifs réalistes? Bénéficien­t-ils tous des outils et des ressources nécessaire­s pour concrétise­r la vision de l’entreprise? Et surtout, n’ont-ils pas trop de collaborat­eurs à gérer? Autant de questions à se poser avant de s’intéresser au potentiel effet d’un système de gouvernanc­e, quel qu’il soit.

«Des paradoxes émergent entre ce qui est prôné par les employeurs et ce qui est vécu par les managers et les employés» ERWAN BELLARD, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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(PANUWAT DANGSUNGNO­EN/ISTOCKPHOT­O) Les cadres ayant de plus en plus de collaborat­eurs à gérer, jusqu’à 30 parfois, le management bienveilla­nt et personnali­sé devient plus un idéal qu’une réalité.

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