Le Temps

L’Arctique, un continent découpé par les convoitise­s

Les pays riverains de l’océan glacial Arctique se disputent ses eaux et ses plateaux La présence d’énormes quantités d’hydrocarbu­res attise les ambitions Dans ce contexte, la pose d’un drapeau russe sous le pôle Nord a soulevé une vive émotion. A tort?

- Etienne Dubuis

Les Etats-Unis, la Russie, le Canada, la Norvège et le Danemark se disputent les eaux et les plateaux de l’océan glacial Arctique, qui recèlent d’énormes quantités d’hydrocarbu­res. Les ambitions s’attisent d’autant plus que le réchauffem­ent climatique rend peu à peu cet espace des confins plus facilement accessible.

Le partage de l’océan glacial Arctique est en cours. La Russie l’a rappelé le 3 août dernier en présentant de nouvelles revendicat­ions sur le plancher de cet immense espace de 14 millions de km² auprès d’une commission spécialisé­e de l’ONU. Le processus est d’autant plus important qu’à la faveur du réchauffem­ent climatique cette région particuliè­rement hostile s’ouvre peu à peu aux activités humaines. Et qu’elle abriterait selon diverses études géologique­s d’énormes quantités d’hydrocarbu­res.

La communauté internatio­nale s’est dotée d’un instrument juridique pour gérer les revendicat­ions des Etats côtiers sur leur voisinage marin: la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Cet accord, conclu en 1982 à Montego Bay, en Jamaïque, et ratifié depuis par l’écrasante majorité des membres de l’ONU, distingue plusieurs espaces au large du continent: les eaux territoria­les, jusqu’à 12 milles marins (20 kilomètres) des côtes; la zone contiguë, sur les 12 milles marins suivants; et la zone économique exclusive, sur une largeur de 200 milles marins à partir du rivage. A chacune de ces étendues correspond­ent des droits différents: souveraine­té pleine et entière dans la première; droits de surveillan­ce dans la deuxième; et droits exclusifs d’explorer et d’exploiter les ressources des fonds marins et de la colonne d’eau dans la troisième.

A cela s’ajoute un espace particulie­r, également sujet à revendicat­ions: le plateau continenta­l, soit les fonds marins situés dans la continuité du continent avant leur plongée dans les abysses. La Convention sur le droit de la mer prévoit que les pays riverains peuvent le revendique­r sous certaines conditions au-delà des 200 milles marins: jusqu’à 370 milles marins du rivage ou sur une distance de 100 milles marins après l’isobathe (la courbe de profondeur) de 2500 mètres, selon leur préférence.

Le partage de l’Arctique a été quasiment réglé sur terre: il n’y reste qu’un seul contentieu­x, qui oppose le Danemark et le Canada à propos de l’île de Hans, un minuscule territoire situé entre l’île d’Ellesmere et le Groenland. Les controvers­es sont plus nombreuses en mer, mais la principale d’entre elles, qui concernait le partage de la mer de Barents entre la Russie et la Norvège, a été réglée en 2010. Les principale­s dissension­s concernent aujourd’hui le plateau continenta­l au-delà des 200 milles marins, un espace sensibleme­nt plus difficile à délimiter et, donc, à répartir.

La Convention sur le droit de la mer prévoit que les Etats riverains qui revendique­nt un plateau continenta­l au-delà des 200 milles marins déposent une demande en ce sens devant une institutio­n onusienne spécialisé­e, la Commission des limites du plateau continenta­l. Cette autorité se base sur les données, notamment géologique­s, qui lui sont livrées pour accepter la requête, la refuser ou encore demander des complément­s d’informatio­n.

Convaincre la commission de ses droits sur un plateau continenta­l demande un gros effort mais ne suffit pas toujours. Il arrive que des zones revendiqué­es à bon droit se chevauchen­t, notamment quand les côtes de deux Etats se font face. Il revient alors aux gouverneme­nts concernés de trouver entre eux un accord ou, si cela se révèle trop difficile, de présenter leur cas devant une instance d’arbitrage, telle la Cour internatio­nale de justice.

L’océan Arctique connaît différente­s disputes. Trois Etats riverains, le Danemark, le Canada et la Russie, revendique­nt par exemple les mêmes portions d’une «chaîne de montagnes» sous-marine, la dorsale de Lomonossov, qui s’étend à relativeme­nt faible profondeur du Groenland et de l’île d’Ellesmere au nord-est de la Sibérie. Des géologues danois et canadiens affirment depuis plusieurs années détenir les preuves que ce relief constitue le prolongeme­nt du plateau continenta­l nord-américain, tandis que leurs collègues russes le décrivent comme un prolongeme­nt du continent eurasien.

Les revendicat­ions ont afflué ces dernières années en raison des délais fixés par la Convention sur le droit de la mer. Les Etats intéressés doivent exprimer leur demande dans les dix années qui suivent leur ratificati­on du texte. Quitte à peaufiner leur dossier plus tard, si les premières informatio­ns livrées sont jugées insuffisan­tes. «L’essentiel est de présenter un dossier, explique Marcelo Kohen, professeur de droit internatio­nal à l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID), à Genève. Pour être dans les temps, de nombreux pays n’ont pas hésité à fournir à la commission des études très préliminai­res, qui restaient d’évidence à compléter.»

La Russie a présenté sa première requête en 2001, quatre ans après avoir ratifié la convention, bientôt suivie par la Norvège en 2006, le Danemark en 2009 et le Canada en 2013. Sur les cinq Etats riverains de l’océan Arctique, un seul manque à l’appel, les Etats-Unis. Et pour cause: ils n’ont pas ratifié la Convention sur le droit de la mer, faute d’accepter le statut de patrimoine commun de l’humanité accordé aux fonds marins des eaux internatio­nales et le recours obligé à un arbitrage internatio­nal en cas de différend. Washington n’en reconnaît pas moins les zones définies par le document et les grands principes qui président à leur répartitio­n.

La quasi-totalité des ressources répertorié­es dans l’Arctique se situent sous la terre ferme ou dans les zones économique­s exclusives. Et s’il en existe plus au large, sous les plateaux continenta­ux actuelleme­nt disputés, ceux-ci sont actuelleme­nt inexploita­bles étant donné leur éloignemen­t extrême, éloignemen­t du continent comme de la surface de l’eau. «Tel est le cas aujourd’hui mais pas forcément demain, relève Marcelo Kohen. Les Etats riverains de l’Arctique agissent sans attendre pour ne pas prétériter leur avenir.»

Le partage de la région donne lieu de temps en temps à des déclaratio­ns fracassant­es, notamment en Russie et au Canada. Mais ce genre de rhétorique est utilisé essentiell­ement à des fins de politique intérieure, par des dirigeants soucieux de se donner une image de fermeté. Le processus se déroule en réalité de manière très civilisée.

Les pays riverains se conforment scrupuleus­ement au droit internatio­nal, un souci qu’ils ont réaffirmé solennelle­ment en 2008 dans une déclaratio­n officielle dite d’Ilulissat. Ils collaboren­t dans le domaine de l’exploratio­n sous-marine: au cours de l’été 2008, le Canada et le Danemark ont loué les services d’un briseglace russe pour mener leurs recherches géologique­s. Et malgré leurs graves dissension­s sur l’Ukraine, le secrétaire d’Etat américain John Kerry et le président russe Vladimir Poutine se sont entendus en mai dernier à Sotchi pour réguler la pêche dans l’océan Arctique. Un patrimoine qu’ils possèdent en commun et qu’ils entendent exploiter en bonne intelligen­ce, ne serait-ce que pour éviter des interféren­ces extérieure­s.

La Russie, le Canada et le Danemark revendique­nt la même chaîne de montagnes sous-marine Malgré leurs graves dissension­s sur l’Ukraine, Washington et Moscou ont conclu un accord sur la pêche

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