Le Temps

Mort en direct et effet de recul

Alors que Facebook accepte, sous pression de ses usagers, de supprimer certaines images, il nous en impose d’autres, pires, par le biais d’autoplay

- Marie-Claude Martin

Fallait-il, ou non, montrer de quelque façon que ce soit l’assassinat en direct, mercredi, de deux journalist­es américains? La RTS a choisi de ne pas le faire. Bernard Rappaz, rédacteur en chef Actualité, s’en explique: «Notre pratique se nourrit de quelques principes déontologi­ques et d’un peu de bon sens. Avec, en priorité, cette interrogat­ion: y a-t-il un intérêt public vital à jeter un nom en pâture ou à placarder un visage dans l’urgence du moment?»

Le Matin a fait un choix différent, mettant en ligne une partie des images. Grégoire Nappey, rédacteur en chef, précise: «La décision se prend au regard des règles générales de déontologi­e et de l’ADN du titre. La question n’est pas simplement de le faire ou pas, elle est aussi de savoir si on le fait au regard de ce que nous sommes ou voulons être auprès de nos lecteurs.»

Le double meurtre en direct, mercredi matin, en Virginie, d’une journalist­e de 24 ans, Alison Parker, et d’un cameraman de 27 ans, Adam Ward, a été vu par des centaines de millions de gens. D’abord sur la chaîne locale WDBJ7 pour laquelle les reporters travaillai­ent. C’est Adam Ward luimême qui filme la scène quelques secondes avant d’être abattu. On y entend des coups de feu, des cris, puis la caméra qui tombe. En studio, la journalist­e ne comprend pas tout de suite ce qui est en train de se passer en duplex.

Quatre heures plus tard, le meurtrier, Vester Lee Flanagan, met en ligne sur le compte Twitter Bryce-williams7 – son pseudonyme – la vidéo de son double crime. L’homme, ancien collègue de ses deux victimes, s’est filmé, téléphone portable d’une main, pistolet de l’autre.

Vester Lee Flanagan, qui dit avoir souffert de harcèlemen­t et de bizutage sur son lieu de travail, a non seulement prémédité son acte mais l’a conçu pour un maximum de visibilité: tuer en direct sur le plateau d’un grand média, puis diffuser les images de son crime sur les réseaux sociaux: sidérer puis contaminer. C’est la première fois qu’un tueur non affilié à une organisati­on opère ainsi.

Dès les images postées, des milliers d’internaute­s se sont plaints d’être obligés de devoir regarder «ça». Obligés? Oui, depuis que Facebook et Twitter se sont dotés, il y a moins d’un an, de la fonction autoplay qui propose, par défaut, des vidéos en lecture automatiqu­e. Ceci afin de maximalise­r le nombre de vues et d’augmenter les revenus publicitai­res. En d’autres termes, sur votre fil FB ou Twitter, ces vidéos, polluantes mais inoffensiv­es le plus souvent, s’enclenchen­t toutes seules. Impossible donc, sauf à désactiver cette fonction, de ne pas les subir de plein fouet, et sans avertissem­ent. «Les vidéos en autoplay de Facebook et Twitter ont fait de moi le témoin d’un meurtre sous tous les angles. Beau boulot de technologi­e», écrit un journalist­e du site The Verge.

Même si Twitter et Facebook sont intervenus très rapidement pour suspendre le compte de Flanagan, le mal était fait. Il a suffi de quelques minutes pour que ces vidéos soient partagées des centaines de milliers de fois.

Ce tragique fait divers confirme ce que deux affaires récentes – la bijouterie de Vevey et l’attentat manqué du Thalys – ont déjà mis en lumière: les dérives engendrées par l’informatio­n immédiate et partielle ainsi que les limites du journalism­e citoyen.

Cette affaire ringardise du même coup les médias traditionn­els qui appliquent, tout en jouant avec, les règles d’une déontologi­e profession­nelle: ménager la sphère privée, garantir la présomptio­n d’innocence, se soucier de la douleur des victimes et de leurs proches, respecter le bon fonctionne­ment de la police et de la justice, éviter de relayer les mouvements de haine. Les médias traditionn­els peuvent être divisés sur la question «faut-il ou pas publier?» (cf. notre débat en page 9) mais ils gardent autorité sur leur contenu.

Avec les réseaux sociaux, la question ne se pose plus ainsi. Facebook, comme Twitter, s’appuie sur les signalemen­ts des internaute­s pour intervenir, et n’a pas de modération a priori. Du côté de YouTube, hormis les oeuvres protégées par le droit d’auteur, détectées automatiqu­ement, les contenus problémati­ques doivent également être repérés par les internaute­s. Ce qui a notamment posé problème lors de la diffusion de vidéos d’exécutions de l’Etat islamique.

Cette modération par l’usager a le mérite de révéler la sensibilit­é d’une époque, ses engouement­s et ses tabous; ses dégoûts et ses empathies. Ses croyances également.

Et à en juger par les censeurs, la violence passe mieux que la maternité sur les réseaux sociaux. Comme si la première relevait de l’informatio­n et du domaine public alors que la seconde n’était que l’expression d’une sexualité déguisée. Une affaire qui a agité la Toile le même jour que le double meurtre en Virginie illustre ce paradoxe. Elle concerne une image en noir et blanc, représenta­nt un bébé sur le ventre de sa mère. La photo a été postée le 11 août par la photograph­e britanniqu­e Helen Aller. «J’ai photograph­ié la grossesse de cette mère qui se disait terrifiée à l’idée d’une césarienne. Mais comme son accoucheme­nt était compliqué, il a été procédé à une césarienne d’urgence. Elle m’a demandé de montrer que son pire cauchemar a permis de sauver sa vie, et celle de sa fille.»

En quelques jours, ce cliché a été partagé 65 000 fois, et a provoqué une cascade de réactions. Beaucoup reprochent à cette image de banaliser la césarienne (un nouveau tabou?). Mais ce n’est pas pour cela que le cliché a été retiré de Facebook. Pourquoi alors? Pour son caractère «sexuelleme­nt explicite».

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