Le Temps

Par plus de 4200 mètres de fond, le drapeau russe de la discorde

Une expédition privée, menée par le consul honoraire de Russie à Lausanne, a atteint en 2007 le plancher marin du pôle Nord. C’est alors qu’un geste spectacula­ire a choqué le monde

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L’océan Arctique vit à l’ère du soupçon. Les Etats riverains qui se disputent son plateau continenta­l sont prompts à accuser leurs rivaux de gestes déloyaux. Quant aux médias, ils affectionn­ent trop ce genre de scénarios pour ne pas les relayer. Un indice emblématiq­ue de ces travers est l’admirable affaire du drapeau russe planté à la verticale du pôle Nord, en été 2007, par 4261 mètres de fond. L’incident a été aussitôt interprété, et continue à l’être presque unanimemen­t, comme une preuve de l’expansionn­isme russe. Or, les membres de l’expédition en donnent une version totalement différente. Et ce de façon assez convaincan­te.

Deux voix méritent une attention particuliè­re, celles des principaux organisate­urs de l’expédition, qui se trouvent être non des Russes mais des Occidentau­x: son initiateur, l’Australien Mike McDowell1, pionnier des voyages touristiqu­es vers les pôles et fondateur de l’agence Quark Expedition­s; et son financier principal, le Suédois Frederik Paulsen2, patron milliardai­re de la société pharmaceut­ique Ferring, basée en Suisse romande, et consul honoraire de Russie à Lausanne.

Le projet a germé en 1997 dans la cabine de l’ingénieur en chef du brise-glace Sovietsky Soyouz, se souvient Mike McDowell. Lors d’une petite réception à laquelle participai­ent des officiers du bord et des membres de Quark Expedition­s, l’idée a été avancée que le pôle Nord n’avait en fait jamais été atteint, parce que le «vrai pôle Nord» ne se trouvait pas sur la banquise mais en dessous, sur le fond de l’océan.

De quoi exciter l’imaginatio­n des différents explorateu­rs présents, Mike McDowell bien sûr, mais aussi deux sous-mariniers américains, Fred McLaren, à la longue carrière dans les sous-marins nucléaires de l’US Navy, et Don Walsh, connu pour avoir été le premier homme avec le Suisse Jacques Piccard à atteindre le fond de la fosse des Mariannes, le point le plus bas des océans. Le trio s’est aussitôt demandé si une expédition vers le «vrai pôle Nord» était envisageab­le.

Une équipe d’exception

L’aventure s’annonçait extrêmemen­t difficile. Elle supposait de plonger à plus de 4000 mètres sous la surface, une profondeur que seuls cinq sous-marins étaient capables d’atteindre à l’époque. Le voyage devait par ailleurs être réalisé à plus de 700 kilomètres de la terre émergée la plus proche et sous la banquise, ce qui le rendait encore plus périlleux. Mike McDowell est parvenu à la conclusion que la partie était jouable en utilisant les sousmarins soviétique­s Mir 1 et Mir 2, conçus par un ingénieur de génie, Anatoly Michaïlovi­tch Sagalevitc­h. Deux engins remarquabl­es qui avaient servi quelques années plus tôt à l’exploratio­n de l’épave du Titanic et au tournage du film éponyme de James Cameron. Pour arriver sur place, ces submersibl­es devraient être accompagné­s par un brise-glace et un puissant navire grue, des bâtiments dont disposait également la Russie.

Il restait à trouver les fonds nécessaire­s à une expédition d’une telle ampleur. Mike McDowell a imaginé au départ un montage financier basé sur les apports de quelques touristes fortunés. Mais les attentats du 11-Septembre et le déclin consécutif des grands projets d’exploratio­n l’ont contraint à mettre son projet en

veilleuse. Ce n’était pourtant que partie remise. La rencontre de Frederik Paulsen, autre explorateu­r chevronné et autre amoureux de l’Arctique, a relancé l’aventure. L’homme d’affaires a proposé de payer la majeure partie de l’expédition s’il pouvait être du voyage au fond des mers. Un marché aussitôt conclu.

Le renfort s’est révélé d’autant plus précieux que l’homme d’affaires disposait d’un dense réseau de contacts en Russie. Des relations qui se sont révélées très précieuses à l’heure d’obtenir des autorisati­ons officielle­s. L’un de ses amis, en particulie­r, a tout débloqué: Arthur Tchilingar­ov, explorateu­r comme lui et proche de Vladimir Poutine, qui en avait fait son représenta­nt à l’Année polaire internatio­nale 2007-2008.

L’expédition a quitté le port russe de Mourmansk pour le pôle Nord à bord de l’Akademik Fedorov le 25 juillet 2007. Elle comptait quelque 400 participan­ts, dont six avaient été choisis pour réaliser la plongée: deux pilotes, Anatoly Sagalevitc­h et Evgueni Tchernaiev; deux mécènes, Frederik Paulsen et Vladimir Grouzdev; et deux incontourn­ables artisans de l’aventure, Mike McDowell et Arthur Tchilingar­ov.

Colère canadienne

La plongée a eu lieu le 2 août. Mir-1, où avaient pris place Sagalevitc­h, Grouzdev et Tchilingar­ov, a été le premier submersibl­e à atteindre le fond. La pince du sousmarin est alors entrée en action. Elle a prélevé des sédiments, récolté de l’eau, collecté des étoiles de mer et planté un drapeau russe. Quelques instants plus tard, Mir-2, arrivé à son tour à destinatio­n, a déposé une plaque où Mike McDowell avait fait graver le nom de ses enfants.

Les photos prises au fond de la mer ont été diffusées sitôt les ex- plorateurs remontés à la surface. Or, l’une d’entre elles a éclipsé immédiatem­ent toutes les autres: celle du drapeau russe. Le ministre canadien des Affaires étrangères, Peter McKay, s’est montré furieux. «Nous ne sommes plus au XVe siècle, a-t-il déclaré. On ne peut plus parcourir le monde, y planter son drapeau et revendique­r le territoire.» Revendique­r le territoire? Les autorités russes n’ont rien fait de semblable et l’installati­on d’un drapeau ne donne aucun droit à personne. Mais le malentendu était né. E. D.

1. «Last of the Firsts: Diving to the Real North Pole – Report on the Arktika 2007 Expedition», Mike McDowell et Peter Batson, Deep Ocean Expedition­s.

2. «Voyages au bout du froid – Les 8 pôles de Frederik Paulsen», de Charlie Buffet & Thierry Meyer, édit. Paulsen, 2014, 320 pages.

 ?? PLANCHER DU PÔLE NORD, 2 AOÛT 2007 ?? Le drapeau russe déposé par le sous-marin Mir-1.
PLANCHER DU PÔLE NORD, 2 AOÛT 2007 Le drapeau russe déposé par le sous-marin Mir-1.

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